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Elikia
Dim 19 Avr - 11:58
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Humains
ELIKIA
And love dares you to care
For people on the edge of the night

Bonjour,


Je m’appelle Elikia mais on me surnomme parfois Eli. J'ai 25 ans, je suis né à Lagash et j'habite actuellement à Umma. Dans la vie je suis hyperactif (artiste, chercheur, récupérateur, Architecte de la Cour des Miracles, informateur reconnu, maître espion à la tête d'un réseau clandestin). Je me définis comme étant de genre masculin. Pour finir, sachez que je suis quelque part sur le spectre de l'aromantisme et pansexuel (avec une préférence désespérante pour les hommes – parce que les hommes, ma foi, sont désespérants).

Physique


Les cils à demi-clos, accompagné par le ronronnement sombre des guitares, Elikia faisait vibrer sa voix de sons intenses et mystérieux, comme un instrument inconnu, non pas surnaturel mais stratosphérique, éloigné de cette vieille Terre et des silencieux souvenirs qu'elle conservait encore. Des éclats d'argent, d'une clarté inattendue dans une gorge d'homme, allongeaient infiniment les notes de cette ballade à la fois tendre et décadente. C'était une amusette ironiquement délicate dont le sous-texte sensuel ciselait un sourire de grivoiserie sur ses lèvres. La puissance de son coffre se devinait dans l'élan de sa poitrine et la tension de son chant, mais il la contenait, sagement, et la maîtrisait malgré la pénible frustration qui se tortillait dans son ventre.
En même temps, il s'enivrait de la simple sensation d'avoir entre ses bras le corps en bois de sa harpe, massif, fort, vivant, dont il pouvait tirer des vibrations frémissantes. Le public du Moonrakers Club, d'ordinaire chamailleur et gueulard, cessait d'éructer lorsqu'il venait les bercer de ses mélodies, le réduisant pour quelques minutes à l'état d'agneaux ébahis et sensibles.

La musique avait ce pouvoir, comme une sorte de grâce inattendue descendue sur ces terres fétides, ainsi que la voix d'Elikia, dont le timbre lumineux, chaud et paisible, travaillé avec art pendant des années, était juste assez grave pour évoquer la masculinité, et révélait néanmoins à l'occasion d'une mélodie, comme parfois dans l'émotion, un naturel cristallin. Ses traits, d'ailleurs, étaient d'une finesse et d'une douceur troublantes : sa mâchoire déliée aux angles pointus, sa bouche foncée et pulpeuse, les courbes pleines de son visage imberbe, ses sourcils épais, affirmés mais cotonneux, un grain de beauté sous l’œil gauche et des cils qui s'étiraient très audacieusement pour flatter ses pupilles noires – noires comme le mica, comme la braise, pétillantes et provocatrices. Il ressemblait à un petit sphinx, en penchant la tête, d'un air intelligent et rêveur. Et il s'ingéniait à brouiller les pistes, parfois, par amusement, en fardant ses paupières d'une poudre d'ocre brillante et en portant des bijoux dorés qu'il échangeait pour presque rien au marché.  
Il s'était gagné une réputation d'excentrique pour bien des raisons et celle-ci annonçait la couleur de toutes les autres. L'étrangeté n'était pas tant qu'il ait du charme, mais qu'il emploie des moyens absurdement raffinés pour plaire. C'était une chose en effet d'être attentif à sa propreté, au moins pour écarter le risque des maladies, mais il parfumait aussi sa peau sombre d'huiles capiteuses et entretenait soigneusement un nuage épais et duveteux de cheveux crépus, qui moutonnait librement sur son crâne.

Enfin, entre deux vagues de trémolos langoureux, sur la scène du Moonrakers Club, la ballade se rompit d'elle-même, et les grondements d'une guitare s'en arrachèrent, dans une naissance violente, accompagnés du déchaînement des percussions.
D'un geste brusque, comme s'il n'attendait que de pouvoir laisser toute retenue derrière lui, Elikia bondit sur ses pieds en repoussant son tabouret et il s'élança, glissa d'un pas lunaire sur l'estrade, sous la lumière chancelante des chandelles et des lampes à huile. Sa danse était aérienne, prête à défier parfois les lois de la pesanteur, et chacun de ses gestes capturait instantanément le rythme furieux des tambours de peaux et de métal, sous les acclamations hurlantes de la salle. Alors, il chanta à gorge déployée, cette fois-ci : l'envolée fut opératique, escortée par les vibrations tapageuses de l'orchestre. Les mesures basculèrent dans une course asymétrique et la voix du jeune homme, soudain, dévoila une profondeur insoupçonnable. Ses inflexions se modulèrent à l'infini, de l'aigu le plus astral au grave presque chthonien, tandis qu'il rayonnait d'une assurance solaire, nourri par les cris du public et leur symbiose.
Son esprit n'était plus qu'une fumée légère qui flottait dans son petit crâne, et il avait le diable au corps, soudain, un diable insatiable, inassouvi à jamais comme l'étaient les plus bouillonnants des Asheru.

Pourtant si la danse avait fuselé ses jambes, musclé ses bras et affermi son buste, indiscutablement masculin, il n'était guère intimidant, Eli. Il n'avait pas poussé très haut, il fallait bien en convenir, et n'atteignait pas un mètre soixante-dix, usant de talons divers pour ne pas rougir en compagnie de viriles mastodontes. Il restait un petit bonhomme inquiet, dont la constitution avait souffert de conditions de vie misérables, de malnutrition et de travaux pénibles et trop précoces. S'il était à présent d'une constitution plus élégante, et même gracieuse, il avait été malingre ; ses articulations demeuraient étonnamment menues et sa corpulence assez chétive. Pour les travaux précis, sa vue nécessitait par moments d'être assistée de lunettes à peu près adaptées, instrument rare qu'il recherchait toujours avec espoir sur les étals des marchands.
Ses mains et ses bras étaient tachés de brûlures pâles, parfois discrètes, parfois disgracieuses, droites et allongées comme des estafilades, se chevauchant çà et là en chassés-croisés anarchiques. Il assurait d’un ton léger que cela n’avait pour lui aucune importance, mais on remarquait qu’il avait souvent tendance à porter des manches assez longues qui ne laissaient rien suspecter de ces dérangeants vestiges. Ce pourrait être le signe d’un embarras réel, comme d’une simple coquetterie, car malgré son formidable bagout, il demeurait toujours très discret concernant son intimité.
Son épaule droite, enfin, mal soignée après une luxation, le faisait quelques fois souffrir et se déboîtait pour un oui ou pour un non, ne serait-ce qu’en subissant un choc brusque ou un coup. Habitué depuis longtemps à la douleur, il la remettait lui-même en place d'un geste sec et précis et fumait une pipe ou une cigarette de chanvre ou de queue de lion pour limiter les élancements de sa petite arthrose.

La nature ne l'avait pas conçu pour les rixes et les confrontations physiques, mais la vie l'avait rendu plus résistant et plus opiniâtre qu'une teigne. Quand ils n'étaient pas à la rêverie, dans ses yeux noirs couvait un orage, jaillissaient des éclairs avant que le rugissement du tonnerre ne vienne emporter sa voix. Secrètement, au fond, c'était son caractère turbulent, sa puissante détermination et sa colère qui le poussaient en avant et avaient fait de son corps souple une eau vive et infatigable.
Bien sûr, il se parait d'habits fluides et légers aux coupes audacieuses, de tuniques et de longues vestes aux couleurs fortes, brodés de motifs fleuris, il fondait sur son visage un masque aimant et paisible, enrobait ses gestes de volupté.

Mais il arrivait souvent, comme ce soir, que son ego surdimensionné transfigure son corps d'ordinaire si peu imposant, sa silhouette gracile et sa petite taille – il était un brûlant Goliath, sur scène, un titan qui mettait sa peau sur la table et la livrait au monde dans une orgie absurde et fabuleuse.

Ils pouvaient tout lui prendre. A la fin de la soirée, il aurait même fallu qu'il ne lui reste rien.


Caractère


Elikia était tout entier un être de désir et de volonté. On pouvait le prendre pour un optimiste aveugle, un fou ou même un privilégié des hasards de la fortune, intouché par le malheur, mais il avait simplement et très farouchement décidé qu'il consommerait toutes les joies qui se présenteraient dans son existence avant de se consumer lui-même un jour. Infatigable, animé par la conscience aiguë que sa vie serait courte, il avait un appétit d'ogre, parlait passionnément de toute chose et se précipitait dans chaque entreprise qui savait stimuler sa sensibilité ou son intelligence. Son enthousiasme intense, excessif pour beaucoup, se redoublait d'une assurance solaire, presque écrasante, intimidante en tout cas quand sa lumière ne vous embrassait pas avec patience et tendresse.

La plupart du temps, d'ailleurs, il consacrait cette énergie aux autres à qui il accordait des préjugés irrésistiblement favorables, parfois jusqu'à l'imprudence, et auxquels il dispensait des attentions ainsi qu'un réconfort précieux. Sociable, doté d'une grande empathie, il savait aussi se faire plus modeste et feutré et était le confident des chagrins secrets de ses amis autant que des étrangers et des inconnus. Il éprouvait pour ces derniers une fascination discrète, entre la contemplation romanesque et la curiosité expérimentale, et au motif de mieux les aider, il aimait les comprendre, surtout, et démêler les complexes intrications de leur histoire et de leurs sentiments. Souvent au cours du processus, il s'entichait plus intimement encore de ces gens, mais dans des situations légères, c'était l'occasion de se frotter à de véritables énigmes en jouant d'habiletés et de provocations espiègles.
Son acuité et sa bienveillance lui valaient de nombreuses amitiés, sa légèreté, d'agréables aventures sans lendemain, et la sincérité de ses affections, un certain nombre d'amants. De fait, s'il arrivait qu'on espère de l'exclusivité de sa part, il n'offrait aucun amour de cette espèce et était fort malhabile et confus dans ces affaires, trop occupé à s'émerveiller inlassablement de ses rencontres nouvelles.  

Cependant, là où même à Umma, les survivants tendaient à vivre simplement pour leur compte, dans la défiance et l'isolement, Elikia, lui, exécrait la solitude qui lui inspirait un désagréable sentiment d'inutilité et ne se plaisait véritablement qu'en société. Bavard fougueux et éloquent, mais aimable et courtois, il éprouvait rarement de plus grande joie que dans l'échange, quel qu'il soit, mais intellectuel en particulier, et artistique si, décidément, la chance lui souriait. Sur scène, cet élan était plus puissant encore et dans l'euphorie, il aurait été capable de se démembrer vivant pour entendre plus fort les fanfares rutilantes de son public, en écho à son propre bonheur d'exister. Aucune chose au monde ne lui procurait plus de contentement que de nourrir ses sens et son âme – puis d'en nourrir les autres, gorgé de pulpe et de soleil comme un fruit très mûr. Il s'en oubliait lui-même, parfois, de ses intérêts propres jusqu'à son besoin d'intimité, mais il se persuadait aisément que c'était sans importance.

En vérité plus que de détestation, l'éventualité de la solitude le remplissait d'une froide et visqueuse angoisse qui à son tour instillait dans sa drôle de cervelle des obsessions telles que le besoin compulsif de se sentir aimé et reconnu, et l'impératif de le mériter suffisamment. C'est que derrière ses airs rêveurs et son assurance, Elikia était surtout une pelote de nerfs à vif, très passionnée, bouillonnante, mais aussi prompte à l'indignation, à la colère, à la rage de la révolte. S'il tirait une certaine fierté de sa combativité, elle n'était plus qu'un objet de honte lorsque sa fébrilité le poussait hors de ses gonds, puis à des actes stupides et irréfléchis, ou pire encore – aveugles et égoïstes. Terrifié par ses propres excès, il se sentait incapable de les affronter face à face, dans des moments que la solitude rend possible. Ce paradoxe, il ne le résolvait qu'en vivant perpétuellement sous le regard d'autrui, où avec une discipline de fer et un talent d'acteur troublant, il luttait férocement pour se donner l'air lumineux, paisible et rassurant, presque céleste. Il avait, de fait, acquis une maîtrise effrayante de toutes ses passions tristes, s'interdisant au quotidien l'aigreur, la tristesse et le remords, au profit d'une libre légèreté qui lui tenait tant à cœur, jusqu'à être brusquement rattrapé, un soir, par le cortège de ses angoisses. Au-delà de ses principes de conduite, et malgré ce que tendait à faire croire son caractère extraverti, Elikia était en tout cas une personne pudique, très résiliente mais aussi très secrète, dont même les amis ne savaient dire s'il traversait une mauvaise passe, ou même parler avec certitude de son passé. La plupart du temps, ses airs d'insouciance, d'audace provocatrice et de témérité constituaient une ligne de défense difficile à passer.

Bien sûr, en dépit de ses silencieuses insécurités, il y avait beaucoup de naturel dans sa gentillesse. Il était conduit au partage avec une grande spontanéité et à un dévouement infaillible envers ses amis, mais il s'était aussi forgé une très stricte exigence de justice et de moralité en général. S'il appliquait surtout cette rigueur pour lui-même, il réservait un mépris glacial, de furieuses rebuffades et ses sarcasmes les plus cruels aux brutes et aux tyrans, ainsi qu'à ceux qui avaient accompli le triste exploit de le décevoir.

Architecte de communauté, il avait l'art de tisser des liens entre les êtres humains, en particulier ceux qu'il aimait. Il protégeait avec la même ferveur ces cercles de personnes qu'il construisait et dont la Cour des Miracles était la plus aboutie des réalisations. Sa société idéale, utopie née de lectures d'un autre temps, grignotait sur la réalité, un abri de tôle et une maison de terre crue à la fois, jusqu'à recouvrir tout un ensemble de quartiers où l'on vivait ensemble selon une organisation simple, peu contraignante, qui laissait les uns aller et venir à leur guise et les autres entrer, se blottir, trouver du confort, des vivres et de l'affection. Il y avait juste assez de méthode et de règles pour se tolérer les uns les autres, se tenir tous occupés, prendre le temps de penser, prévoir plus loin, au-delà de la survie, et reconstruire.
Car Elikia avait davantage la fibre d'un stratège, capable d'inventer des plans complexes, des systèmes et des visions à long terme, que d'un expert des décisions prises dans l'inconnu et l'urgence, sans réflexion préalable. Ces situations, où aucune improvisation entièrement raisonnable n'était à ses yeux possible, le figeaient le plus souvent dans un état de peur panique. Improviser, pour lui, ce n'était pas agir au hasard, sous le coup d'une impulsion, ce qui revenait à se jeter dans le vide, c'était avoir accumulé assez de ressources exploitables, ou pouvoir tirer profit de soigneuses observations et d'anciens enseignements. Or si, sur le moment, rien de juste ou de logique ne lui paraissait envisageable, il devenait plus inutile qu'une ombrelle en papier dans une tempête radioactive. Aussi, si l'usage des armes à feu, par exemple, lui était connue, il leur préférait de loin le recours à la diplomatie – ou à des gardes du corps dotés de divers réflexes dont il manquait cruellement.

Ce tempérament contemplatif, en revanche, le rendait naturellement très appliqué dans l'étude et d'un désir de connaissance, d'une curiosité, d'une gourmandise jamais rassasiés dans tous les domaines possibles. Lettré et éduqué comme l'étaient rarement les humains, il rêvait sans cesse de voir des mondes tels qu'il n'en avait jamais existé dans son imagination, que ce soit dans les communautés d'Irkalla qui lui étaient encore inconnues, dans les ruines et les profondeurs inexplorées de l'île ou dans d'anciens grimoires, sauvés miraculeusement des griffes du temps, qu'il recopiait pour certains avec une assiduité obsessionnelle. Cette joie de la découverte, incontrôlable, usait souvent ses nuits jusqu'à la corde mais rien ne lui semblait trop excessif dans sa quête de savoir.
Ce plaisir était aussi celui de l'expérimentation, car la théorie finissait toujours par lui causer de la frustration : il avait besoin d'entendre, de voir, de sentir, de toucher – et d'inventer. Ses lectures sur la botanique et la mécanique lui faisaient courir les rares terres encore verdoyantes qu'il connaissait, à la recherche de jeunes plants à faire pousser dans un jardin qu'il avait conçu au moyen d'un très économique système d'irrigation. Il passait beaucoup de temps, également, à perfectionner sa fabrique du papier, pour écrire, mais aussi cartographier les contrées qu'il traversait en s'aidant de la position des étoiles, comme il l'avait appris d'une vie nomade et d'un manuel d'astronomie. Il testait des hypothèses sociologiques, des théories d'économie et de politique coopératives à l'échelle de la Cour des Miracles. Les résultats étaient examinés méticuleusement, les conclusions tirées, les thèses approuvées ou infirmées et les méthodes souvent changées.

Mais sans aucun doute, rien n'avait le pouvoir de le subjuguer comme le faisait l'expérience esthétique. Il n'enivrait de littérature, de romans, de pièces de théâtre et de poésie, tant et si bien qu'avec le temps, il s'était composé de véritables talents rhétoriques, mais surtout il se fascinait pour les arts musicaux, le chant, la musique et la danse, faits aussi bien pour le bonheur de l'esprit que des sens. Il avait soif d'être enseigné d'univers artistiques radicalement différents, de comprendre d'autres façons de penser et de vivre, d'autres visions, et de faire naître lui-même des sons et des rythmes cachés et inconnus, que personne n'avait jamais entendus ici, ni même ne souhaitait entendre, peut-être. Il désirait rencontrer de telles nouveautés qu'il en reviendrait profondément bouleversé – l'âme nourrie, libre et grandie.
Artiste accompli, versé dans la maîtrise du chant, de diverses guitares, de la harpe, et de quelques espèces de flûtes traversières, ainsi que dans la danse, il s'était mis en tête depuis quelques temps de rapporter sur le papier la complexité des divers théories et procédés musicaux auxquels il était confronté à travers Irkalla, au moyen de son propre système de notation, encore à l'état embryonnaire. Mais il avait bon espoir de mettre au jour de folles innovations par ce biais et il y travaillait d'arrache-pied.

Toutefois, si la curiosité gratuite avait toujours son charme, Elikia était loin d'ignorer que bien sûr, savoir, c'est pouvoir et il avait trop d'ambition pour simplement ignorer l'entier pays des possibles que ses études déployait à ses pieds. A bien des égards, son entreprise, à Umma, pouvait paraître aussi innocente qu'inoffensive mais en réalité, il creusait patiemment son trou en attendant qu'une opportunité se présente. La Cour des Miracles avait pour vocation de s'étendre encore, une famille, un abri, un quartier après l'autre, rampant sans bruit dans l'indifférence des maîtres de la cité, jusqu'à étreindre toute la Basse-Ville et réunir les êtres humains dans une gouvernance propre à satisfaire leur intérêt général. Le caractère débonnaire de Bêl, bien sûr, faisait d'Umma une cible bien plus aisée que Lagash pour mener de tels plans à bien. Il ne s'était pas complètement désintéressé de la Cité Vivante, évidemment. Mais aucun groupe humain, de toute façon, y compris les Fils et Filles des Hommes, n'était encore capable de tenir véritablement tête aux Asheru, et encore moins de les renverser : il fallait encore trouver un moyen, une faille, se rendre maîtres de secrets suffisants pour leur parler un jour d'égal à égal.
C'était une tâche qu'Elikia s'était fixée, grâce aux informateurs et espions de la Cour des Miracles, à ses contacts à travers les Dunes Silencieuses et les Terres Déchirées, et à ses connaissances en ville. Il considérait rarement l'option de la violence pour parvenir à ses fins, mais il restait que ses expédients pouvaient être d'une sournoiserie implacable et qu'il n'avait pas peur de ce que ses projets pourraient lui coûter personnellement. Calculateur, capable de manipulation et de chantage et infiniment déterminé, il n'envisageait pas de rester dans une soumission oisive alors qu'il avait les moyens d'agir et peut-être d'obtenir justice pour son espèce.


Et voici mon histoire... - Première Partie.
Trigger Warning:


A sa naissance, sa mère lui avait donné le nom d'Etti.
Esclave de Ville aux talents précieux, messagère d'Ashera à l'occasion, Zainaba avait accouché comme elle avait vécu, dans une solitude sans remède, si désespérée qu'elle s'était muée en orgueil. Même dans la misère, où la honte défend de trouver toute compagnie, ses semblables sympathisaient entre eux et s'entichaient même des uns et des autres, mais elle n'avait jamais éprouvé la moindre facilité dans les échanges sociaux. Elle préférait voir dans son isolement la marque d'une certaine supériorité que, par ailleurs, sa maîtresse avait reconnue en acceptant de la faire éduquer dès son plus jeune âge et en l'instituant Première parmi les propriétés humaines de Lagash. C'était une esclave de confiance. Obstinée et rigoureuse, discrète, imperturbable parfois jusqu'au mutisme, elle savait aussi faire ses manières suaves et veloutées lorsque les circonstances s'y prêtaient, et ces qualités lui servaient pour accomplir des missions d'espionnage en ville, dénichant çà et là des foyers de résistance à la domination d'Ashera.

Mais en outre, elle tenait lieu d'intermédiaire avec la Meute lorsque des ordres de la Cité Vivante devaient leur être transmis. A force d'années de coopération, il s'était établi entre eux une rare familiarité pour Zainaba qui savourait auprès d'eux des moments de liberté sans précédent, dans les nuits froides et sans frontières du désert, et qui la laissaient songeuse. Elle s'était fait ses seuls amis dans ce gang, lui semblait-il, et elle revenait toujours vers eux avec un plaisir tranquille, plaisantant légèrement avec les uns, échangeant des babioles avec les autres, et offrant des bricoles ainsi qu'une initiation à la lecture à Shazadi, une jeune Namaru lunatique qu'elle aimait prendre sous son aile.
Elle aurait pu se satisfaire de sa condition, malgré les privations quotidiennes, la cruauté animale de sa maîtresse et les humiliations, mais le temps passait et une faim d'indépendance la taraudait. Il lui suffirait après tout d'une seule opportunité que ses liens avec la Meute lui présentaient peut-être déjà. Elle avait à l’œil un homme – Saltwater, du nom de ces crocodiles marins qu'il se plaisait à chasser puis à dépecer, pour se tailler des habits dans leur cuir et orner de leurs dents sa lourde chevelure tressée. Saltwater était l'un des individus Bêta du groupe, puissant et avide de pouvoir, prêt à n'importe quel exploit pour détrôner un jour son Alpha. Par conséquent, il était avantageux de l'approcher et de lui prodiguer des attentions alors qu'il était encore accessible...

C'est ce qu'elle fit, et elle y employa toute son habileté. Elle flatta son ego, lui susurra des mots plaisants, échangea avec lui des promesses de gloire contre de la tendresse et le serment qu'il œuvrerait à l'affranchir à Umma si elle était sienne un jour, elle tâcha de brosser de lui un portrait de chasseur farouche et prometteur auprès d'Ashera, elle lui vendit personnellement des renseignements recueillis parfois de son propre chef, au détriment même de l'Alpha.
Saltwater en tira suprêmement avantage. Ses razzias pour le compte de Lagash étaient plus efficaces et impitoyables que jamais et, pour finir, il mit la main sur un groupe de criminels en fuite et fit rouler leurs têtes si prisées dans la salle de commandement du Fondateur.
Il obtint un certain nombre de faveurs, mais pas la plus convoitée, à savoir la place de son chef qu'il avait pourtant négociée durement, au prix de ne réclamer qu'une simple nuit aux côtés de Zainaba.

Etti naquit de cette union jalouse, avare et décevante. Au bout de quelques tentatives d'avortement infructueuses, sa mère avait fini par accepter son sort puis, en tenant l'enfant entre ses bras, par comprendre qu'elle n'avait que lui au monde et que, déjà si différent de Saltwater, il pourrait devenir semblable à elle.
Elle n'interrogea pas longtemps l'aspect atypique, inhabituel des organes intimes de ce bébé : Etti serait sa fille. Et puisqu'il le fallait, elles ne compteraient sur l'aide d'aucun autre mâle incapable et ingrat, mais sur leurs seules forces, leur fierté et leur amour réciproque.

Tandis qu'Etti grandissait, l'impatience de Zainaba à gagner leur liberté ne faiblissait pas et la consumait dans une rage sourde et persistante. Pourtant, la pauvreté et le labeur s'affairaient puissamment, du matin au soir, à ronger leurs ressources physiques et morales en fixant leurs pensées sur des impératifs immédiats – boire, manger, se vêtir, fuir les mauvaises rencontres. Et les menaces ne manquent pas dans un cloaque tel que Lagash pour une fillette que sa mère, toujours soumise aux volontés du Fondateur, devait laisser livrée à elle-même des jours entiers. Dès qu'elle fut en mesure de marcher et de se faire comprendre, Etti accomplit divers travaux pour subvenir à ses besoins primaires : messagère, porteuse de bois et d'eau dans les chantiers, lessiveuse, ménagère, vendeuse de pacotilles trouvées dans les déchets du port... Et quand, souvent, rien ne se présentait et que son ventre la faisait souffrir, elle offrait ses services à des gamins des rues en mendiant pour une chanson, sur le trottoir, pendant qu'ils faisaient les poches des badauds attendris. Elle avait rapidement compris que tous les atouts dont, par chance, elle avait été dotées devaient être exploités pour sa survie, y compris ce visage innocent et agréable, la clarté dorée de son timbre et l'infatigable capacité de résonance de sa voix.
Malheureusement, cette opportunité ne passa pas non plus inaperçue à des admirateurs plus douteux et plus intrusifs. On lui proposa bientôt, dans sillage d'odeurs de gnôle, de parfums faisandés et de fumées de tabac qui lui donnaient la migraine, d'échanger des obscénités contre quelques biscuits. Elle le supporta quelques fois. Une maquerelle lui démontra aussi de l'intérêt et, avec une confuse délicatesse, l'informa avant l'âge de six ans qu'elle n'était pas conçue comme les autres petites filles : elle était dépourvue de cavité vaginale. Voilà qui la rendit perplexe.

Et pendant qu'Etti, bien incapable d'évoquer ces étranges désagréments auprès de sa mère, s'interrogeait nébuleusement sur ce qui la séparait de la féminité, ce fut au tour de leurs propriétaires de se pencher sur son cas. Il fut décidé qu'elle recevrait une éducation pour devenir esclave de Plaisir et être revendue à bon prix dans quelques années. Entre deux ouvrages en ville, elle fut donc initiée à l'art de la musique et la danse et si elle suivit ces enseignements avec un bonheur inespéré, cette entière année dédiée à la rendre gracieuse et charmante suffit à la persuader que rien au monde n'était plus exaspérant que d'être prise pour une fille et de se nommer Etti.
Alors, Celui-qu'on-appelait-Etti piqua des colères monstrueuses et dans une obstination terrible, refusa tout service qu'on requérait de lui si ce n'était en le reconnaissant comme un garçon.

Sa mère n'y voyait que de fatigants caprices qui le détournait trop souvent à son goût des exercices qu'elle lui imposait pour parvenir à s'échapper de Lagash avant qu'il n'atteigne l'âge de raison, où lui serait appliquée sa Dina. A sept ans passés, Celui-qu'on-appelait-Etti deviendrait une marchandise dont on pourrait la spolier et malgré la docilité dont elle semblait faire preuve face à Ashera, elle ne le permettrait pas. Le soir, dans leur baraquement d'esclaves, elle lui apprenait à lire, ce à quoi il s'appliquait avec passion, puis d'un ton enjoué, elle lui soumettait des jeux à réaliser le lendemain, dans la journée. Ainsi, l'étude laborieuse des illustrations d'un grand herbier était l'opportunité pour lui de mettre la main sur six spécimens correspondant aux images. Elle ne jugeait jamais utile de lui indiquer où il devait les chercher, mais il finissait toujours par mettre la main dessus, et en chemin, ses observations lui apportaient beaucoup. D'autres fois, il devait rendre visite à des voisins, des tenanciers de bar, des marchands, pour leur poser des questions innocentes sur leur métier. Puis, le soir-même, il devait rapporter toute la conversation à Zainaba, mot pour mot si possible, avant de répondre à une dizaine de questions : comment la marchande de pièces détachées se tenait, si telle hôtesse du Four Roses était gauchère, si le vieux pêcheur était dur d'oreille ou qu'est-ce qui mijotait ce jour-là dans le chaudron du cuisinier. La timidité n'était pas considérée comme une excuse valable s'il échouait à sa mission, aussi il apprit très tôt à être audacieux et peu réservé. Il finit par connaître quantité d'habitants de Lagash, chacun appréciant l'intérêt enthousiaste qu'il leur témoignait, et se montrant empressé de partager leur savoir-faire.
Peu à peu, il lui suffisait d'un simple sourire, d'un compliment et d'une question promptement posée pour obtenir des renseignements que tous les pots de vin de la ville n'auraient pas arrachés à ces braves gens. Zainaba, elle, s'enorgueillissait plus encore de l'intelligence de son enfant, de sa mémoire fine et dense, et de réussir à endurcir ses nerfs et aiguiser ses capacités d'observation. Elle l'embrassait tendrement sur le front, lui rappelait combien il était remarquable et précieux et lui soumettait des tâches toujours plus difficiles.

Un jour, comme elle l'avait prévu, il entra en contact avec des rebelles qu'elle avait longtemps surveillés pour le compte d'Ashera et qui, depuis, lui en avaient tenu gravement rancune. Il fut un moment son intermédiaire, leur offrant des informations utiles à leur survie et à la bonne marche de leurs plans, jusqu'à parvenir à une réconciliation acceptable avec sa mère. Ce fut par eux qu'elle obtint des armes ainsi qu'un bateau, une vedette rapide et en bon état, et qu'elle acquit la connaissance des courants qui permettraient de se dégager des immondices du port et de quitter définitivement la ville. La navigation par cabotage n'était pas un art excessivement subtil ; par ailleurs, elle lui épargnerait la traversée du désert et d'être prise en chasse par la Meute.

Une semaine avant le septième anniversaire de son enfant, une drogue lui suffit à se débarrasser des gardes qui patrouillaient entre les baraquements des esclaves de ville. Alors, les bras chargés d'énormes bagages de survie et de livres, Zainaba traversa Lagash dans la nuit, son môme trottinant dans son ombre, et démarra discrètement sa vedette, embrassant sans un regret son avenir d'esclave en fuite.

Sur les flots noirs de la mer de Tasman, bercé par le ronflement paisible du moteur et le souffle des embruns, Etti reçut une caresse résignée de sa mère, mais généreuse surtout, et aimante, puis devint un souvenir d'Elikia.



L'Hirondelle des Rivages était un vieil esquif, de piètre apparence mais encore intrépide, radoubé au moyen d'anciens barils de pétrole et dont la proue avait été renforcée d'un capot de voiture rouge écaillé. Elle bénéficiait des phares encore fonctionnels de l'ancien véhicule, raccordés au système électrique général, mais les commandes automatiques du gouvernail étaient devenues inutilisables, et ses deux occupants de fortune devaient se relayer pour tenir le timon, à la poupe, et diriger le bateau le long des côtes. L'Hirondelle disposait aussi d'un abri, d'un réchaud à bois et d'un système de filtration d'eau de mer. Il était possible d'y vivre plusieurs jours sans avoir à regagner la terre ferme, en pêchant à la drague ou à la ligne pour se nourrir. Même en cas de panne sèche, la vedette était encore assez légère pour être manœuvrée à la rame : à moins d'une tempête, les courants de bord de mer étaient assez peu redoutables.

Il n'y avait certainement pas meilleur moyen de se faire oublier à la fois de Lagash et de la Meute, tout en remontant paisiblement vers le nord des Terres Déchirées. Quelques escales dans la région du Miasme furent néanmoins nécessaires et ils dénichèrent dans les ruines de Canberra du matériel divers qu'ils troqueraient contre de l'essence auprès des occupants des Cheminées. Mais ils y découvrirent également d'anciennes reliques qui excitèrent leur curiosité : des machines aux usages plus ou moins obscurs, dont ils embarquèrent certaines à titre d'objets d'étude, mais aussi des encyclopédies, des manuels, des recueils de poésie et des romans. Aussi, entre deux travaux de pêche et de cuisine, de bricolage, de recherches d'herbes sur les rivages et de pilotage, sous l'étroite surveillance de Zainaba, Elikia passait un temps considérable à lire sur le pont tout en lézardant au soleil.
Chemin faisant, ils inscrivaient leur progression sur une peau d'animal traitée pour compléter les efforts cartographiques de l'ancienne messagère d'Ashera et ils envisagèrent peu à peu une reconversion en Récupérateurs, lorsqu'ils arrivèrent aux environs d'Umma. Ensemble, ils ne discutaient plus qu'en warlpiri, langue que Zainaba avait apprise de sa mère et celle-ci autrefois de sa grand-mère. Elle leur permettait, à Lagash, d'échanger des informations confidentielles et elle était désormais d'un grand secours pour se glisser quelques indications, au passage, pendant des négociations tendues avec des nomades, puis, bientôt, sur le marché d'Umma.

Ils bâtirent leur repaire dans la baie d'un ancien parc naturel, bien au Nord, où ils purent dissimuler l'Hirondelle des Rivages aux convoitises des voyageurs et des gangs. Ils s'y firent chez eux et baptisèrent « Pays de Nulle Part » l'endroit, ainsi que les plantations qu'ils y faisaient pousser. Le climat, en effet, y était plus doux qu'ailleurs. Ce fut là, entourés d'arbres et de petits étangs, qu'ils installèrent leur première fabrique d'encre et de papier et qu'ils entreposèrent précieusement leurs trouvailles les plus étranges, pour les étudier chacune avec fascination.
Leur vie d'esclaves à Lagash leur semblait lointaine, à présent, et même quasiment étrangère, tant et si bien que leur songe éveillé dut éclater comme une bulle de savon lorsque Zainaba apprit la localisation si proche du camp principal de la Meute. Elle l'avait toujours ignoré : ses missions ne l'avaient jamais envoyée si loin de sa maîtresse dans les Terres Déchirées. Bientôt, cette réalisation devint une hantise. Il n'y avait qu'un an qu'elle s'était arrachée à l'emprise d'Ashera et c'était bien insuffisant pour continuer de commercer dans les environs et dormir l'esprit tranquille.

Déterminée à se faire encore oublier, elle tourna son regard vers l'Ouest et leur voyage se poursuivit sur les côtes des Dunes Silencieuses.


La saison des pluies surprit cependant leur Hirondelle dans une tourmente de ténèbres poisseuses, toutes-puissantes, et une chaleur d'orage. Ballottés dans leur coquille de noix prête à sombrer dans ces torrents d'écume jaune jusque dans les abysses, incapables de présager d'une prochaine accalmie, ils durent se résoudre à trouver un pied-à-terre et à bâtir un nouveau refuge. Zainaba s'inquiétait pour le petit, non seulement pour sa santé, mais aussi parce qu'il commençait à manifester une sorte d'impatience confuse ou d'angoisse, après ces mois de navigation en solitaire. Il tentait de n'en rien montrer, car il avait senti frémir une terreur secrète dans l’œil calme et monochrome de sa mère, lorsqu'il avait question de la Meute. Une intuition lui soufflait d'être simplement là pour elle. Mais la société lui manquait. Les rencontres, les exercices d'observation et de mémoire, les sourires, les amis – mais aussi la musique. Chanter, jouer de la guitare pour lui-même ou pour sa mère, expérimenter des accords et des rythmes pour goûter à de l'inconnu danser dans le vent, simplement pour ne pas oublier les pas et sentir son corps palpiter, ses gestes s'accomplir avec légèreté, éprouver la souplesse de ses muscles, cela allumait une vive clarté en lui. La liberté n'avait pas de consistance et de parfum plus vigoureux que celui-là, à son sens. Mais c'était encore insuffisant. La musique, aussi, était une fête. Une réjouissance partagée, un échange puissant d'énergie, une communion spirituelle.
Il n'avait évidemment pas tout à fait les mots encore pour exprimer sa frustration, mais elle était bien là.

Alors, jugeant que leur nouvel abri était cette fois assez éloigné des sbires d'Ashera, sa mère accepta d'y accueillir quelques voyageurs de passage. Les anciens jeux reprirent et Elikia s'y adonna avec plus d'enthousiasme encore qu'autrefois.
Si le bonheur de son fils n'était pas négligeable, ces nouvelles amitiés ne furent pas non plus dénuées d'utilité pratique aux yeux de Zainaba : c'était l'occasion de réaliser des trocs intéressants, mais aussi d'obtenir des renseignements de divers horizons, d'en savoir plus, par exemple, sur les déplacements et les derniers raids de leurs vieux ennemis. Ainsi, ils suivirent une rumeur selon laquelle une famille avait eu le malheur de croiser la route d'un gang, quelques kilomètres plus au Sud : l'affaire fut vérifiée et ils y gagnèrent une carcasse de camion-benne à remettre en état. Au bout de quelques temps, ils purent par ce moyen pousser leurs explorations jusqu'aux Crayeuses en laissant derrière eux l'Hirondelle, à l'abri du pillage et des intempéries, et retrouver leur occupation de Récupérateurs.


Cette socialisation nouvelle, bien que discrète, leur enseigna beaucoup et parmi les on-dit la réputation d'un dragon noir, banni du Dumu de Malakai depuis fort longtemps, se fraya un chemin jusqu'à leurs oreilles. Zainaba, habituée à la fréquentation des Asheru, en conçut moins de crainte que d'intérêt ; on parlait en effet du grand lézard comme d'un érudit qui, malgré une aura et une territorialité inquiétantes, échangeait de bonne grâce son savoir contre des vestiges inconnus de l'Âge d'Or.
La curiosité dévora Zainaba pendant quelques semaines. Elle s'interrogea quant au meilleur moyen d'impressionner, ou même d'honorer le Séide, tournant et retournant dans ses propres accumulations de curiosités, et rageant d'en avoir laissé une bonne partie au Pays de Nulle Part. Enfin, elle jeta son dévolu sur ce qu'un des romans d'Elikia permettait d'identifier comme un télescope, d'une longueur focale de sept mètres.

Ce fut leur première offrande à Mudû, contre d'édifiantes leçons sur ce qu'était le monde humain avant l'arrivée des Asheru et ce qui avait causé sa chute. Il y en eut encore bien d'autres. Dans un premier temps, Elikia ne savait que penser de cet arrangement. La silhouette volcanique du dragon, dont les épaisses écailles de basalte couvaient un feu imprévisible et vivant, était certainement plus modeste que ce dont il se souvenait de Malakai, dont l'ombre planait parfois sur Lagash, mais il y avait là assez pour intimider un garçon de neuf ans et le réduire à un silence méfiant. Il se contentait de tendre attentivement l'oreille, auprès de sa mère, et d'observer – la taille et la fixité souvent lasse des pupilles de Mudû, l'étincelle inattendue qui les traversait parfois, semblable aux éclats fauves qui luisaient le long de son poitrail et de sa gorge, les fumerolles sulfureuses qui franchissaient ses babines à l'occasion d'un soupir amer, ou encore la dissimulation pénible d'un élan d'allégresse sur son faciès reptilien, lorsqu'une relique inconnue lui était apportée. Le dragon se drapait dans une dignité de créature millénaire, mais au fond... l'enfant finissait par reconnaître en lui des sentiments qui étaient aussi les siens. Alors, à son tour, il céda à la piqûre lancinante de la curiosité et laissa derrière lui sa conduite d'oisillon craintif.
Il posa des questions que sa mère elle-même n'osait pas poser : des questions personnelles, qui auraient été impudiques s'il n'avait pas su depuis ses premières années les amener avec du miel et des caresses. Quelque chose comme de l'affection naissait au fond de son cœur pour cette créature raffinée, docte et solitaire, penchée avec une délicatesse maternelle sur les œuvres d'un monde oublié.

Aussi, en proie à une jubilation extraordinaire, il tomba d'accord avec Zainaba quand elle lui proposa, un jour, de le laisser aux soins de Mudû pendant quelques semaines afin de recevoir de lui une solide instruction, en échange de quoi elle arpenterait des ruines à la recherche d'artefacts propres à satisfaire l'appétit d'étude de l'Asheru. Le Musée où demeurait le dragon était un entier univers où il se précipita, de découverte en découverte, comme un conquistador à l'aventure. Mudû lui-même semblait assez satisfait de ce nouveau contrat qui l'autorisait, à titre d'illustre professeur, à disserter du matin au soir à l'oreille d'un élève chaque jour plus brûlant d'enthousiasme, de respect et même d'admiration.
Les quelques semaines dédiées à l'éducation d'Elikia étaient vouées à se répéter, et même certaines fois, à devenir des mois. Et les années passèrent. Le dragon et le garçon s'étudiaient l'un et l'autre avec un intérêt grandissant, le premier intrigué par la croissance et le développement d'un petit l'homme, le second par la personnalité troublante de son hôte. Il se prêtait insouciamment aux prises de mesure que Mudû souhaitait si consciencieusement réaliser à chacune de leurs retrouvailles et répondait aussi patiemment à ses questions que son professeur s'appliquait à le faire pour lui.
Les enseignements qu'il recevait étaient innombrables, changeant et renaissant selon ses humeurs et ses obsessions. Il sut tout de l'histoire du peuple asheru, de leur langue natale, se pencha sur des conjectures scientifiques et archéologiques, lut tant de livres, jusqu'à l'ivresse, et découvrit même des instruments de musique au Musée, qui dépassaient toutes les espérances de son imagination. Une petite collection de pianos le rendit fou de liesse et de frustration pendant un long moment, au cours duquel il s'affaira à remplacer les cordes cassées ou mortes des uns par celles des autres, et à les accorder à tâtons, jusqu'à ce qu'un unique élu parmi eux puisse un jour sonner comme un chœur céleste dans l'immensité de la demeure de Mudû. Il avait un peu pleuré de cette beauté, secrètement. Et puis il avait décidé de la nécessité de mettre au point un quelconque système de notation musical pour inscrire sur papier le résultat de ses expériences.

Le soir, à bout de force, épuisé de son énergie inépuisable, de sa faconde étourdissante et de ses désirs d'émotions, il s'effondrait sur le flanc chaleureux de son bienfaiteur et sombrait dans un sommeil profond, tandis que le dragon se roulait en boule autour de lui comme un gros matou ronronnant. Il n'avait pas le souvenir d'avoir jamais eu d'ami aussi intime que Mudû. Dans une mutation presque imperceptible, leur fascination mutuelle avait basculé en attachement sincère, où les contacts avaient d'abord été l'occasion d'étudier leurs étrangetés respectives, de déchiffrer l'inconnu, puis s'étaient transformés en jeux, en taquineries et en étreintes paisibles. Le dragon se laissait approcher et toucher avec une facilité déconcertante et bien souvent, à la faveur d'une nuit piquante, il laissait Elikia grimper sur son dos et l'emmenait caracoler parmi les constellations d'étoiles et d'astres qui brûlaient loin dans la noirceur de l'espace, ses ailes puissantes les portant presque sans battre, dans un calme majestueux.
Cette relation insolite était enveloppée de pudeur : certaines souffrances étaient partagées sans être dites, respectées et diverties quand elles ne pouvaient pas être soignées. Un poison d'amertume s'était inoculé il y a bien longtemps dans la vieille âme du saurien et il avait ses passes de morosité, considérant Elikia, que le garçon avait appris à comprendre plutôt que de s'en offusquer. L'immortalité de Mudû, ou la finitude de l'espèce humaine, la sienne, s'ajoutait à d'anciens griefs et pesait douloureusement sur son caractère. Ce n'était pas chose si aisée que de l'en distraire.

Et parfois, il fallait même renoncer à égayer ce cœur meurtri, à force de pépiements et de voltiges turbulentes, et reprendre la route.


Les années passant, Zainaba demeurait discrète dans ses déplacements et ses transactions, mais elle s'était à peu près convaincue que la Meute avait plus fort à faire d'empêcher que les Chiens de Guerre ne viennent pisser sur leur territoire que de pourchasser une misérable esclave en fuite. Elle se rappelait peu à peu sa hardiesse d'autrefois et lorsqu'elle reprenait Elikia à Mudû, ils passaient de moins en moins de temps à Port des Pluies, leur refuge des Dunes Silencieuses. Ils voguaient jusqu'au Pays de Nulle Part, retrouvaient leurs cultures et leur fabrique de papier et elle envoyait son fils vendre leurs découvertes diverses au marché d'Umma. Il avait lui-même insisté pour remplir ce rôle : après tout, Zainaba lui avait épargné de porter une Dina quelconque en organisant leur fuite de Lagash. Il n'y avait aucune chance qu'on reconnaisse en lui une propriété d'Ashera, si tant est que la Mère des Monstres conçoive un intérêt quelconque pour le sort d'une minuscule Etti, effacée depuis près de six ans de la vie d'Elikia. Et puis, il savait se servir d'un fusil comme tout le monde, si le besoin s'en faisait sentir.
Le temps d'arriver à l'épuisement de ses stocks, il prenait le temps de se familiariser à Umma et ses habitants et logeait au Moonrakers Club, un bar à concert tenu par une descendante d'aborigènes, Madame Perle. C'était une négociante et une fumeuse de pipe avertie, à la peau burinée, au visage sec et mince et aux yeux d'une étonnante couleur bleue. Devinant qu'ils parlaient tous deux warlpiri, le garçon s'était appliqué, avec un art séducteur, à discuter avec elle dans la langue de leurs communs ancêtres, de temps à autre. Après quelques nuits à dormir sous les ponts, il avait réussi à la convaincre de lui offrir le gîte en échange de quelques performances musicales. D'abord sceptique, Madame Perle réalisa bien vite qu'elle n'avait rien à perdre à conclure ce marché. Le môme subvenait lui-même à ses besoins alimentaires, ne traînait pas dans ses pattes dans la journée et, enfin, il avait assez d'énergie, de poumons et de voix pour brûler les planches quand il chantait devant un public.

D'abord, la bande de Colombines et d'Arlequins au panache extravagant qui venaient se produire habituellement au Moonrakers Club le prirent sous son aile, et Elikia flânait parfois à leurs répétitions, les yeux ronds d'admiration et le cœur gonflé de bonheur comme la voile hardie d'un navire. Ils mettaient évidemment en scène des attractions très populaires, où des danseurs s'exhibaient en rythme et se déhanchaient lascivement, s'effeuillant parfois sous les sifflets avides des spectateurs. Mais certains groupes se consacraient à la musique et redoublait d'inventivité dans le montage de leurs instruments, ou dans leur manière de flatter leurs cordes qu'ils semblaient multiplier à l'infini sous leurs doigts, de raffiner les milles nuances sonores des cuivres et des bois, ou de frapper leurs tambours comme se succèdent les fracas d'une cascade. Un prodige paraissait quelques fois : la rumeur alcoolisée de la salle s'évanouissait et le silence du public devenait aussi magnétique et nerveux que la musique elle-même – un fil les tenait et les reliait tous, comme dans les espoirs les plus vifs d'Elikia, et leurs êtres vibraient en commun.
A son tour ensuite, il montrait ce qu'il savait faire. Tout gosse qu'il était, il perçut comment circonvenir son auditoire, l'amener à lui à la façon d'un animal qu'on affronte pour le jeu, de le concentrer, le tenir, le tendre. Enfin, au Moonrakers Club, dans des envolées vocales semblables à des feux d'artifices, avec une précision qui ne variait qu'à l'occasion d'un vibrato déchirant, il connut une force de vie, nourri par ses spectateurs et se déchirant, crevant pour eux à chaque instant, une forme d'extase ou de délire dont il ne put plus jamais se passer.

A la fin de la nuit, il s'enroulait dans les déguisements chauds que ses compagnons abandonnaient derrière eux, une fois le spectacle fini, comme des mues de somptueux papillons. Et il s'endormait avec la joie simple, mais ineffable de s'être senti aimé, puissant et consumé. On ne se repose jamais mieux que lorsqu'on n'a plus rien à donner. Là-bas, il perfectionna ses techniques, ses vocalises, sa tenue, sa respiration, le placement de ses mains, parfois maladroit jusqu'à risquer la blessure, sur ses instruments.

Et puis, ces périodes arrivaient à leur terme et il retrouvait sa mère au Pays de Nulle Part ou Mudû au Musée. Son existence était devenue une chose compliquée, brillante, bruyante et brûlante, qui grondait, rugissait, débordait. Il avait le sentiment de pouvoir décrocher des astres et dévorer le monde – c'est ce que plus tard il pensa pouvoir appeler le bonheur.



Pourtant, un jour, il y eut cette panne dans le désert. Ordinairement, ils évitaient de traverser les Terres Déchirées en camion, préférant contourner les menaces qu'elles recelaient par voie maritime, mais ils avaient été pressés de faire route jusqu'aux vestiges d'une ville, loin dans les Hurlantes, par un de leurs informateurs – peut-être n'avait-ce été qu'un piège grossier initié par un traître, ils n'en auraient jamais la confirmation et aucune nouvelle ne leur parvint plus de cet homme au retour de cette désastreuse aventure.
Des heures passèrent sous le cagnard sans qu'ils ne parviennent à identifier l'origine du dysfonctionnement et la nuit se couchait quand le bruit énorme d'un bolide retentit au loin sur la route. Replié dans la cabine du camion, le cœur serré d'angoisse, Eli attendait selon l'ordre de sa mère que le véhicule leur passe devant, le canon de son fusil posé discrètement sur le rebord de la fenêtre. Cependant, cela n'arrivait pas et bientôt, dans un toussotement de moteur, une énorme jeep blindée s'était arrêtée à hauteur de Zainaba. Et à vrai dire, cela ne semblait pas si mal se passer jusqu'à ce qu'un croassement érodé de légères stridulations parut résonner, quelque part, depuis un abysse caverneux. Cela rappela à Eli, lointainement, le cri perçant d'un rapace, modulé en syllabes comme une succession d'halètements qui ne devaient pourtant pas être destinés par la nature à produire de son vocal net ou intelligible. Et ce furent ses mots, plus que ses grondements qui glacèrent le garçon de terreur au fond de sa cachette : « Eh, ce ne serait pas la putain de Saltwater ? »

La cage thoracique d'Eli comprima tout à coup son cœur et ses poumons, il était prêt à suffoquer. Sa mère se défendait d'une voix égale, dehors, et en jetant un coup d'œil dans le rétroviseur du camion, il parvint à reconnaître une silhouette familière, entre celle d'un homme imposant et de l'Asheru qu'il avait entendu s'exprimer en premier lieu.
C'était à n'en point douter un natif d'Ashera : sa tête était celle d'un oiseau proche d'un coq, dont la crête rouge vif était révélatrice, mais il avait le bec garni de lames de rasoir. Ses plumes aussi, le long de son échine, étaient longues et tranchantes avant de se disperser en duvets râpeux sur un corps en grande partie écailleux. Il s'élevait sur un peu plus de deux mètres, campé sur deux pattes reptiliennes, musculeuses, terminées en pieds de rapace, et une queue serpentait à l'ombre de deux ailes aux voilures déchirées, pour l'aider dans son équilibre en station debout. En tentant péniblement de conserver son calme, au moyen d'observations méticuleuses, Elikia remarqua cependant que ses bras, ou pattes avant, caractéristiques des varans, devaient lui permettre de ramper à bonne vitesse dans la poussière...

A ses côtés, toutefois, grande, la peau sombre et les cheveux hirsutes, tressés maladroitement, se tenait une Namaru qui avait été jadis la protégée de sa mère – Shazadi. Il la reconnaissait aux taches laiteuses de son vitiligo, à ses mèches blanches et à cette fourrure immaculée qui recouvrait sa poitrine et ses avant-bras. Ses yeux charbonneux semblaient contraints de détailler Zainaba et le faisaient avec un intérêt détaché, mais Elikia comprit promptement, à travers sa panique, qu'elle faisait mine de ne pas se souvenir de son ancienne amie.  
Il fallait chasser l'étreinte paralysante de la peur et profiter du maigre répit qu'elle lui offrait en échangeant des arguments sans conviction avec l'Asheru, pour faire quelque chose de ce fusil et éloigner au moins de sa mère ce grand mâle peloteur qui tentait de s'approcher d'elle.
Le souffle court, le jeune garçon se glissa sur le siège passager, referma sa main sur la poignée de la porte et l'ouvrit en amortissant de son mieux le bruit du mécanisme. Il se coula hors du camion, souple et silencieux comme une anguille, et avança dans l'angle mort de la petite troupe de chasseurs. Il trouva une fenêtre de tir au bout de la benne et son doigt s'enroula en tremblant sur la détente.

L'arme pesait lourd entre ses mains. Il avait toujours eu parfaitement conscience que ce n'était pas un jouet mais aujourd'hui plus que jamais, alors qu'il braquait son fusil sur un homme dans le but avoué de lui brûler la cervelle, le poids de cette chose s'avérait insoutenable. Il grinçait des dents, presque enseveli sous l'angoisse. Ce n'est pas qu'il hésitait. Aucun autre choix n'était envisageable, après tout. Mais le temps passait et il demeurait cloué, pétrifié, stupide ; la décision était arrêtée mais sa conscience perdue dans la dilatation extrême des secondes.
Et soudain, une décharge lui traversa l'esprit. Il happa un peu d'air, les yeux arrondis d'effroi. Où était l'Asheru ? Il était là, il n'y avait encore qu'un instant !
Elikia se retourna d'un bloc, avec un hideux pressentiment, et fit face au spectacle choquant de la créature, galopant comme il l'avait deviné au ras du sol, les yeux rivés sur lui avec un appétit indescriptible. Dans un hoquet, bousculé d'abord par un puissant vertige, le garçon se détourna de cette vision et prit à peine le temps de réfléchir et de viser pour tirer sur sa première cible. Le type relâcha sa mère et glapit comme un porc qu'on égorge, tandis que le garçon était projeté contre le camion par la violence de l'Asheru en pleine charge. Sa tête heurta si brutalement l'angle de la benne qu'il crut s'évanouir sur le coup. Mais la bête se saisit de lui de sa patte griffue et un nouveau choc l'ébranla tout entier, de la délicatesse de sa chair à la rigidité de ses os. Encore, et encore. Son crâne crissait insupportablement à ses oreilles et ses doigts s'accrochaient à son arme – une nouvelle pétarade s'arracha du canon noir du fusil. L'Asheru piaula à son tour, de sa voix sifflante, et soudain, l'épaule d'Eli craqua. Les ligaments ou les tendons – ce qui était censé tenir tout le bazar de son bras assemblé, en tout cas – laissèrent échapper une extrémité osseuse : elle sauta de son articulation. Transpercé d'une douleur lancinante, le garçon cessa de lutter et s'écrasa tête première dans la poussière.

Il tenta simplement de se hisser sur son coude valide pour glisser entre les pattes du démon, dans un effort désespéré, mais son pied d'oiseau s'abattit impitoyablement sur son dos et son épaule désarticulé. Le vacarme de son propre corps dont il avait la sensation qu'il se déchirait en lambeaux, lui torpillait les tympans et quand les serres du rapace s'enfoncèrent dans sa chair, la certitude de finir déchiqueté ou dépecé acheva de le précipiter dans l'inconscience.

Dérivant sur des vagues déferlantes de douleur, incapable de distinguer ce qui était réel des dislocations délirantes de son cerveau, il crut percevoir le hurlement de sa mère, la voix lointaine de Shazadi et des abois gutturaux, des tempêtes sinistres de voix, de cahots, de raclements de moteurs, et enfin, la nuit. La nuit, épaisse et perpétuelle.
Lorsqu'il s'éveillait, à la faveur d'un trait de lumière, d'une bouffée d'air frais, de la caresse de l'eau sur ses lèvres, ou d'un sanglot sonore, absurde, révoltant qui venait de Zainaba, il assimilait vaguement quelques sévères états de faits. Ils étaient enfermés dans le large coffre de la jeep de leurs chasseurs depuis plusieurs jours, ligotés et affamés. Son épaule était toujours démise et la douleur persistait, sans décroître, mais son corps s'y était résigné, comme à une nouvelle norme à laquelle il faudrait survivre et s'accommoder. Le reste de ses blessures, hématomes et plaies passait presque inaperçu dans cet effort constant.

A suivre ci-dessous !



Et vous ?

Jazz, 26 ans.
Comment avez-vous connu le forum ? Il sortait bien du lot dans les topsites que j'écumais d'un œil morne =D
Premier compte ou DC ? Premier compte =)
Un petit mot ? doux


Dernière édition par Elikia le Lun 11 Mai - 21:34, édité 21 fois
Elikia
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Elikia
Dim 19 Avr - 12:33
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Et voici mon histoire... - Deuxième Partie.
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En échangeant quelques paroles pénibles avec sa mère, il comprit que la jeep les mènerait au camp de la Meute où Saltwater déciderait de leur sort : s'ils étaient bien les esclaves qu'il avait connus, ils seraient reconduits à Lagash. Eli lui-même n'avait été sauvé que par une intervention de Shazadi qui avait dû rappeler à son comparse asheru – Asag – que Zainaba comme Etti restaient des propriétés d'Ashera.
Elikia n'avait guère connu de son père qu'un visage indifférent, des traits que sa mémoire avait rendus énigmatiques, et le portrait accusateur qu'en faisait sa mère. Egoïste, brutal, jaloux, balourd avide de pouvoir et frustré de ne pas avoir l'intelligence d'obtenir autant qu'il en voudrait... Pour autant, il restait leur seul espoir encore concret de survie, en dehors de Shazadi qui n'avait pas beaucoup daigné les aider, et Elikia s'y accrochait avec une détermination farouche.

Leur entrée au camp de la Meute fut l'occasion de nouvelles hontes et d'affronts qui commencèrent à faire bouillir le garçon de la volonté d'y répondre et de mordre à son tour. Quand Saltwater parut enfin, la figure marquée par une expression de souci calculateur, il hésita longtemps en les dévisageant et échangea un regard tendu avec Zainaba. Mais quels que soient les sentiments qu'il avait un jour éprouvé pour elle, sa loyauté à Ashera ou peut-être l'ambition insatiable qui le rongeait fut la plus forte. Tremblante de rage, elle cracha à ses pieds et il déclara qu'il lèverait une petite troupe à l'aube pour transférer les prisonniers à Lagash.
En un battement de cil, abasourdi, Elikia était redevenu Etti, et fut sans doute même réduit à moins encore que cela lorsqu'Asag, l'Asheru qui avait contribué à leur capture, regretta d'un ton amer que le droit de goûter à sa chair lui serait spolié. Il arrivait souvent, en effet, qu'Ashera choisisse de dévorer les esclaves dont elle était mécontente, ou de se faire un festin de leurs proches dans le cas où elle jugeait la première peine trop douce. Il n'était plus qu'un insignifiant morceau de viande qu'on mènerait au couteau du boucher.

Son père, cependant, prit soin de lui ce soir-là et il le laissa faire en le jaugeant d'un air d'absolue rancœur. Se figurait-il qu'il obtiendrait des pleurs attendrissants ou même son pardon en se penchant à son chevet ? Elikia, fulminant de tout son être, la cervelle en feu, se sentait au bord de l'explosion. Saltwater se chargea lui-même de remboîter son épaule, au prix de trois ou quatre tentatives, et la torture fut si atroce que le garçon crut ou espéra mourir. Il perdit connaissance au moment où l'articulation bascula enfin dans son encoche, dans le fracas de ses os fracturés qui grinçaient les uns contre les autres et des tissus enflammés qui se détendaient en vibrant grossièrement.
Il se réveilla le bras en écharpe, les plaies de son dos pansées, son visage et son corps marbré d'ecchymoses soignés. Son père lui proposa une cigarette de chanvre pour rendre la douleur un peu plus supportable et il avait fumé sa première clope à ses côtés, les naseaux palpitants de colère, sans consentir à lui adresser une seule parole.

Le voyage promettait d'être long : le groupe de Saltwater comptait gonfler le butin destiné à Ashera en commettant un certain nombre de razzias sur le chemin. Enfermés dans des cages comme deux animaux, Elikia et Zainaba devaient vivre séparément, même pas à portée de voix, comme si leurs geôliers redoutaient qu'ils puissent manigancer pour leur évasion – à juste titre, sans aucun doute. Embarrassé de ne pouvoir communiquer avec sa mère, le garçon tentait tout de même de mettre à profit le répit qu'on lui offrait pour se remettre sommairement de ses blessures. D'abord, comme à son habitude, il observait méticuleusement les allées et venues de chacun, repérait les habitudes des soudards de son père, discutait même aimablement avec eux parfois pour évaluer qui pourrait être corrompu, qui utilisé, et comment. En se composant de grands airs innocents et en s'émerveillant des talents des uns et des autres, il réussit à plusieurs reprises à faire ouvrir sa cage pour rendre divers services à la troupe, ou prétendre s'amuser avec ceux qui le lui permettaient. Un jeune homme un peu naïf s'était laissé bercer par ses flatteries et le laissait grimper de temps à autre sur le siège passager de son camion pour lui donner quelques menues leçons de conduite.
Eli prenait scrupuleusement note des endroits où il avait l'habitude de ranger ses clés.

Son père également venait de temps à autre à sa rencontre et il se décida peu à peu à ne plus dédaigner cet avantage. Leurs discussions, d'abord modestes et même réticentes, s'étoffèrent lorsque le garçon réalisa quelle gêne étrange habitait Saltwater alors qu'il exécutait la volonté de la Mère des Monstres dans son seul intérêt. S'il avait été plus sage, il ne se serait pas embarrassé de connaître « Etti », mais il revenait sans cesse à lui, avec une cigarette de chanvre qu'il lui apprenait à rouler, des gâteaux aux noix, de la confiture de pêche sauvage, ou même du savon et une bassine d'eau filtrée afin qu'il fasse sa toilette.
Ces attentions étaient franchement troublantes et Elikia s'interrogeait. Et si ce n'avait été que la présence d'Asag et la menace de le voir avaler tout rond les derniers membres de sa famille, s'il ne les reconnaissait pas, qui avait poussé Saltwater à prendre la décision de les livrer à Ashera... ?
Un jour, il trouva assez d'impertinence pour lui poser la question. L'homme s'était assombri, comme sous le coup d'un affront, lui avait tourné le dos et n'était reparu que deux nuits plus tard. Le sujet ne revint sur la table qu'à demi-mot, Eli traitant désormais avec la plus grande délicatesse la susceptibilité ombrageuse de son père. Ses intentions demeuraient mystérieuses et s'il pouvait y percevoir en secret des scrupules et de la tendresse inavouée, il n'était pas prudent d'attendre un geste de sa part, comme sa mère l'avait fait avant sa naissance, pour survivre et retrouver la liberté.

Toujours est-il que jouer à amadouer des brutes ne lui portait pas toujours chance. Il arrivait qu'on lui expédie simplement une gifle pour s'être montré curieux, ou que son visage doux et ses méthodes d'enfant charmeur attisent des convoitises charnelles. Comme autrefois, il laissait faire et se dissociait. Le dégoût et la douleur étaient laissés à fleur de peau et il prenait de l'altitude, flottant dans un état lointain de sidération, abandonné à la sécurité d'une chimie mystérieuse de l'esprit. C'était tout.
Plus tard, il s'imaginait qu'il devrait voir dans ces attractions animales quelque chose comme une opportunité, avant d'être soumis à l'appétit plus sanguinaire d'Ashera. Mais il était souvent trop ébranlé pour y penser davantage.

Et puis, lorsqu'il fut à peu près en mesure d'user de son bras blessé, on décida qu'il n'était plus temps de l'engraisser à ne rien faire, on le mit au travail, notamment à la cuisine, et on ne lui épargna plus de brutalité s'il suscitait de la contrariété. Et Saltwater, malgré la discrète affection qu'il lui témoignait en privé, n'était pas en reste. Eli comprit bien vite que cet homme considérait chaque frémissement de son cœur comme une faiblesse et comme une raison de démontrer sa supériorité, l'étendue de son indifférence et sa cruauté. Il fut le premier à le punir en lui ôtant des mains la spatule dont il se servait pour faire frire de la viande dans sa poêle, et à en écraser le métal brûlant contre son avant-bras. Il avait hurlé de douleur, tandis que Saltwater enfonçait plus profondément l'instrument grésillant dans sa peau. Enfin, l'homme avait retiré la spatule d'un geste brutal, arrachant par la même occasion une couche de derme brûlé, et Elikia avait replié contre lui son bras comme une aile d'oiseau blessé, le cœur déchiré de détresse, de haine et d'une hargne qui s'y logea définitivement.
Cette pratique devint une habitude, quand on ne lui distribuait pas simplement des taloches, auxquels il répondait avec des feulements de chat sauvage. Un jour, dans un accès de rage, il retourna l'arme de pacotille de ses agresseurs contre l'un d'entre eux. On le roua de coups de pieds jusqu'à le réduire au silence, avant de l'abandonner à la solitude de sa cage et de l'affamer presque une semaine.

Il vécut ainsi pendant trois mois interminables, comptant les nuits avec une inquiétude teintée de scepticisme. Il finissait par soupçonner que Saltwater ne les ferait jamais rentrer à Lagash. A défaut de trouver un plan pour les aider sans courir le risque de perdre son autorité, il avait établi une routine confortable pour ses hommes et gardait ses pensées rivées sur la route, l'objectif de leurs prochaines rapines, la distribution de leurs richesses et, toujours, l'amoncellement absurde de la part qu'il destinait à Ashera. Les raids de son groupe de pillards les nourrissaient en abondance et leur permettaient de vivre dans un luxe qu'Elikia, lui, n'avait ni imaginé, ni connu et ne pouvait encore aujourd'hui que contempler en crevant d'une amertume silencieuse.

Mais il n'était pas le seul à s'exaspérer des tergiversations de son père entre son ambition personnelle, sa cupidité et les attaches qui le liaient encore à sa famille. Asag, lui aussi, commençait à trouver le temps long, tant et si bien qu'il le prit à parti devant la bande en crânant d'un ton dégoulinant de morgue. Puisqu'Ashera pouvait toujours attendre qu'on lui remette ses esclaves, qu'est-ce qui l'empêchait, lui – principal artisan de leur capture – de disposer de leur viande comme il lui plaisait ? Et, si le ton de leur querelle lui faisait froid dans le dos, alors qu'il aidait à préparer le repas du soir, Eli s'était levé et glissé discrètement parmi l'attroupement, surveillant l'échange de blâmes et de menaces d'une oreille attentive.
A la fin, porté dans un coup de sang à la rébellion, il profita d'un moment de silence pour lever la voix à son tour : « Je suis d'accord avec Asag. » Sous les yeux médusés des hommes de la Meute et de l'Asheru lui-même, campé devant son père qu'il toisait avec une sévérité absolue, il poursuivit : « Toute la brutalité du monde ne suffira pas à cacher plus longtemps ta lâcheté. Tu dois prendre une décision. »
La face de Saltwater était rubiconde. Il se passa un moment de silence, profond et sépulcral, où ils s'affrontèrent du regard, avant qu'il ne se décide à fondre sur lui pour lui faire ravaler son insulte, mais il fut stoppé inopinément dans sa course par Asag.
A son tour, Elikia n'en crut ni ses yeux, ni ses oreilles : « Ne t'en prends pas à ton enfant pour une faute qui est la tienne. Crois-tu que nous estimerions mieux ta force en te voyant lever la main une nouvelle fois sur ce moucheron ? C'est un spectacle qui devient rébarbatif. » Sidéré, les tripes retournées de fureur, le garçon les considéra longtemps, tous les deux, avant de tourner les talons pour de bon.
Il ne fut pourtant puni pour aucune de ses insolences ce soir-là.


En revanche, ses hommes commencèrent à parler dans le dos de Saltwater et Elikia commença à se demander s'il ne pourrait pas profiter du chaos d'une mutinerie pour prendre la fuite avec sa mère. Le convoi s'était bel et bien remis en route vers Lagash mais la discipline s'était relâchée, comme il l'avait vaguement espéré en défiant son père publiquement. Se faire asticoter par un Asheru, c'était une chose, mais se laisser injurier par un môme qui, en outre, se payait le luxe d'avancer un solide motif d'accusation, portait un coup sérieux à son image auprès des virils séides d'Ashera.
Les patrouilles assignées à la surveillance des prisonniers s'étaient espacées alors que Saltwater lui-même s'abaissait de moins en moins à leur rendre visite. C'est pourquoi il fut si facile, un soir, de mener un de ses visiteurs occasionnels, toujours mortellement affligés de ne pouvoir cartoucher autant qu'ils le voudraient, à soudoyer un garde ou deux afin de s'offrir quelques heures de plaisir avec lui dans l'intimité d'une tente. Il fut même plus aisé encore d'échapper sans bruit à l'étreinte endormie de ce porc assommé d'orgasmes, et de louvoyer dans le camp à la faveur de l'obscurité, jusqu'à l'abri de ce jeune homme qui avait été très satisfait de faire démonstration de ses talents de routier. Sa veste recouvrait comme d'ordinaire son sac à dos, alors qu'il sommeillait, et sa poche intérieure contenait bien la clé du camion qui intéressait le garçon.

Une fois ces premiers détails réglés, toutefois, le reste était laissé à l'improvisation. Mais Elikia avait la tête froide et tout le temps de fureter et de réfléchir : il avait suffisamment alcoolisé son bonhomme, tout à l'heure, pour ne pas douter qu'il ronfle jusqu'au matin. Tapi dans l'ombre, calme et silencieux comme une bête à l'affût, il guetta un moment le passage d'un garde autour de la cage de Zainaba, comptant les secondes entre ses allées et venues pour estimer ses chances. Au bout d'un moment, il plongea dans une brèche. Il était indispensable de parler à sa mère pour convenir de la suite des opérations.

Il la retrouva dans un état exécrable, meurtrie, tuméfiée, abandonnée à une somnolence fébrile, et la réveilla sans peine. Par bonheur, même dans ses instants les plus critiques, Zainaba avait l'esprit agile et comprit immédiatement le parti qu'elle pourrait tirer de la présence d'Elikia à ses côtés. Elle interrompit le décompte du temps qu'il tenait pour prévoir le retour du garde et le retint près d'elle jusqu'à ce que l'homme ne reparaisse et, intrigué, ne s'approche d'eux d'un pas précautionneux. Lorsqu'il comprit de quoi il en retournait, il se pencha vers le garçon dans un soupir, posant une main fatiguée sur son épaule, comme s'il devait à regret l'ôter à la présence réconfortante de sa mère.
Mais par la même occasion, il s'exposa à la portée de Zainaba. Elle le saisit, vive comme un serpent, délogea un couteau du pli de ses vêtements et lui transperça directement la carotide.
Quand elle dégagea la lame de sa chair, le cadavre tremblant de spasmes et de chauds borborygmes s'écroula sur Eli et cracha sur lui un sang sombre, épais, intarissable. La voix du garçon s'étrangla dans un couinement presque inaudible, sous le poids du type. Il ne vit et n'entendit plus rien pendant de longues secondes, ses veines palpitaient en émeutes sur ses yeux, sur sa figure, dans son cou, le long de ses bras. Il ne souhaitait plus rien comprendre de ce qui lui arrivait, quand le ton incisif de sa mère lui commanda de s'extraire de ce monceau de carne qui gargouillait abondamment sur lui.
La gorge pleine de nausée, il s'exécuta tant bien que mal et retourna le corps exsangue sur le dos pour fouiller ses poches. Il y dénicha la clé qui libéra Zainaba dans un cliquetis tremblant, et elle le saisit brusquement dans ses bras pour le serrer contre elle. Ils échangèrent quelques larmes oppressées et suffoquèrent entre chaque mot de réconfort dans cette nuit noire et sans oxygène. Ils devaient partir.

Sa mère avait également prémédité leur évasion de son côté, avec la discrète complicité de Shazadi. Il fallait d'ailleurs qu'elle l'avertisse de leur départ imminent, tandis qu'Elikia, lui, devait s'occuper de charger dans le camion les vivres et les bagages que la Namaru avait amassés, ces derniers temps, dans une remorque couverte. Essuyant son visage encroûté du sang du garde, le petit opina – heureux, enfin, de n'avoir plus qu'à suivre les recommandations de sa mère – et se mit au travail tandis qu'au fil de sa lame, elle lui frayait un chemin sûr en curant le gosier d'un veilleur assigné à la surveillance des véhicules.
Ils étaient garés à l'écart, sous la clarté pâle des astres, et à mesure qu'il besognait, la frénésie qui possédait ses nerfs tout à l'heure se muait en tranquille détermination.

Enfin, il grimpa à l'avant du camion, enveloppé dans un blouson trop grand pour lui, et attendit le retour de sa mère en palpitant tout entier de l'exultation que lui inspirait leur liberté prochaine. Les minutes s'égrenèrent lentement. Tapotant du bout des ongles sur la portière, il s'impatientait et commença à se manger les lèvres de malaise. Qu'est-ce qui, par tous les vieux éphémérides des navigateurs, lui prenait tant de temps là-bas... ? Il n'y avait pourtant pas un bruit dehors, si ce n'était le crépitement lointain du foyer. Elle ne pouvait pas s'être faite repérer.
Plantant férocement ses dents dans sa langue, au bout d'un bon moment, il décida de sortir pour en avoir le cœur net. Armé d'un pistolet qu'il avait trouvé dans la boîte à gants du camion, il rasa les carrosseries des voitures jusqu'à pouvoir jeter un regard d'ensemble sur le campement endormi et distinguer, furtivement, la silhouette sanguinolente de Zainaba se faufiler d'une tente à l'autre. Ses yeux s'agrandirent et il prit conscience qu'elle n'avait pas eu simplement l'intention de réveiller Shazadi en le quittant tout à l'heure.
L'horreur lui creva le palais dans un goût de bile. Instinctivement, il déverrouilla la sûreté de son arme. Un bruissement au-dessus de sa tête lui avait transpercé l'échine d'un frisson glacial. Il leva la tête vers le ciel d'un noir d'encre, limpide, où les étoiles luisaient froidement. Quand il perçut à nouveau le même frémissement suspect, il se tourna et cette fois-ci, tendit en avant son pistolet pour braquer Asag d'un geste solide et irrévocable. Tout ce qui le retenait de tirer, maintenant, n'était plus que la crainte de réveiller le reste des pillards par la sourde détonation de sa pétoire.

Ils se fixèrent sans ciller. Derrière les yeux basaltiques d'Elikia, une foule de pensées se rassemblait en fulminant, gonflait, roulait comme une fournaise.

« Je sais que vous n'avez rien à tirer de la gloire de Saltwater. Vous le méprisez. Vous préféreriez encore le voir échouer.
– C'est possible, répondit-il, de son timbre bas et croassant, avec l'éclat d'un sourire malsain dans son regard jaune.
– Laissez-nous partir.
– Ne te fourvoie pas, petite. Nous méprisons le même homme mais nous ne partageons pas les mêmes intérêts.
– Non. Mais les tiens ne sont ni dans la gloire de mon père quand il nous remettra à Lagash, ni dans ta déloyauté envers Ashera. Ce n'est pas très prudent de dévorer les esclaves d'un Fondateur.
– Qui saura le lui répéter si ta mère finit d'écraser toutes ces misérables fourmis dans leur sommeil ? »

Un rictus barra les lèvres d'Eli. Asag, les ailes rabattues en arrière, s’aplatissait sur ses pattes pour se préparer à bondir. Le garçon sentait comme une centaine de barils de poudre à la limite d'exploser sous son front. Une sorte de rage viscérale consumait peu à peu sa panique et déferlait sur ses nerfs, incendiait tout sur son passage. Et soudain, ce fut l'éruption. Dans un fracas monstrueux, il tira une rafale de balles sur le démon qui, certes, pénétrèrent sa peau épaisse mais ralentirent à peine sa course alors qu'il se ruait sur lui.
Il entendit à peine les hurlements qui s'élevaient peu à peu du camp, où les survivants étaient tirés du sommeil par ses coups de feu, et il pesta simplement de n'être pas resté à couvert dans le camion, tout en esquivant agilement Asag et en coulant son corps souple sous un large véhicule. Là, il rechargea son arme d'une main moite et rampa dans l'obscurité, le visage en feu et les tempes comprimées d'angoisse. L'Asheru poussait de longues plaintes stridentes, où perçaient à la fois la douleur et la frustration.

Il l'entendait tourner autour du semi-remorque d'un pas aiguisé, ses serres grinçant contre le sable et le gravier, roulait sur lui-même pour s'en éloigner lorsqu'il s'approchait trop près, et prit la décision, enfin, de viser ses pattes affreuses dans la pénombre et de les percer d'une mitraille serrée comme une violente averse. De nouveaux glapissements lui parvinrent et cette fois, la créature descendit à quatre pattes pour balancer un bras puissant sous le véhicule à la recherche de sa proie. Une volée aveugle mais irrésistible de brutalité sembla lui déchirer le bras en le projetant hors de son abri.
Bien sûr, il ne s'inquiéta pas immédiatement de la douleur. Il se releva, seulement, et se mit à courir à s'en déchirer la poitrine, serpentant entre les voitures, le crâne plein d'un sifflement qui lui vibrait les tympans. En jetant un regard derrière lui, il aperçut Asag se propulser sur ses jambes pour déployer ses ailes et il envisagea immédiatement de replonger à couvert quand une ombre massive et rugissante bondit à son tour et sa gueule fantasque attrapa l'Asheru au vol.
Elikia s'immobilisa, frappé de stupeur. La bête, musculeuse, couverte d'une fourrure pâle comme le clair de lune, était un amalgame étrange, étudié pour tuer. Elle avait happé le grand oiseau dans une paire de mâchoires canines, crochues et luisantes, mais quand elle le projeta dans la poussière, son mufle innommable se releva et dévoila à l'emplacement de sa gorge une seconde gueule qui s'avança et se referma sur le cou d'Asag dans une morsure puissante, digne d'un grand félin. Une multitude d'yeux, fendus, brillants comme des braseros, bardait cette figure animale et veillait à la précision de chacun de ses assauts. Le reste de son corps, à l'exception de ses pattes arrière, très léonines, rappelait plutôt la forme du dingo dans sa posture et ses déplacements. Rien, en tout cas, ne prépara Elikia à reconnaître dans ses gorges inhumaines l'intonation de Shazadi, une fois que le monstre eut reculé devant la lourde patte griffue d'Asag, qui l'enjoignit dans un feulement caverneux à partir à la recherche de sa mère.

Longtemps tétanisé, terrassé par l'angoisse et incapable du moindre mouvement, Elikia fut traversé d'un sursaut à la seule mention du nom de Zainaba. Tout lui échappait à cet instant, et lorsqu'il bondit en avant avec comme unique certitude la nécessité de la sauver, la réalité se brisait en éclats aigus sous son pas déréglé, comme un miroir qui n'aurait pas supporté de refléter quelque abomination de la nature. Il courait comme un dératé vers le camp, il courait à s'en déchirer la poitrine, dans un état second. Son bras droit pendait à son côté, pathétique, inutilisable, mais il n'avait conscience de rien hormis du métal brûlant du pistolet dans le creux de sa main valide.
Au milieu des tentes, un théâtre d'ombres se jouait parmi les grandes flammes rouges et jaunes, éblouissantes, du feu de camp : des silhouettes noires s'étreignaient, tressautaient et tombaient dans des hurlements étouffés. C'était tout comme s'il avait relâché un fauve, une bête sauvage, en ouvrant la cage de Zainaba. Elle avait dû éventrer près de la quinzaine d'hommes qui constituaient le convoi avec l'aide de Shazadi. Il ne restait désormais que Saltwater lui-même, qu'elle avait farouchement saisi par les cheveux et qu'elle brandissait comme bouclier humain entre elle et ses deux derniers comparses, menaçant de lui trancher la gorge s'ils esquissaient ne serait-ce qu'un geste suspect. L'un d'entre eux, cependant, dut percevoir un bruit de cavalcade et pointa son fusil vers Elikia pour tenter de rétablir l'équilibre des forces, tandis que le garçon pilait net sur ses jambes.

Le pillard n'eut pas le loisir de proférer d'injures ou de sommations, cependant. Il avait détourné le regard, pendant un moment infime, ouvert la bouche et Eli avait tiré. La décision avait dévalé chaotiquement de son crâne jusqu'au doigt qui avait pressé sur la détente – il n'avait eu conscience de rien. En revanche, lorsqu'il se tourna vers le second individu, il sut qu'il avait lui-même été le principal architecte de ce cataclysme et la décharge qui fit sauter la cervelle de sa victime, cette fois-ci, lui décrocha presque le cœur de la poitrine. Des larmes lourdes et brûlantes roulaient sur ses joues, ses côtes se soulevaient avidement, ses poumons recrachaient de l'air comme les soufflets d'une forge.
Il baissa son pistolet et contempla son œuvre dans un sanglot d'incompréhension.

Sa mère l'appela, d'une voix très calme. Il approcha. La douleur de son épaule le mordit soudain comme le venin d'un serpent. Le bras recroquevillé autour de son articulation blessée, il se planta maladroitement devant son père et sa mère et les examina d'un air tendu. Zainaba semblait pensive.

« Il faut en finir. » lança-t-elle soudain, en posant sa lame brillante sur le front de son ancien amant, à la lisière des racines de ses cheveux.

Le garçon déglutit, pâle comme un linge, les yeux rivés sur son géniteur qui le suppliait pitoyablement, le regard grossi de veines explosées.

« C'est vraiment nécessaire ? bredouilla-t-il, au bout d'un hoquet.
– Evidemment ! aboya-t-elle, les traits tendus de rage. Combien seront encore capables de nous reconnaître quand il sera mort ??
– Mais est-ce qu'on sait quelles étaient tout à fait ses intentions...
– Etti... implora Saltwater, dans un soupir rauque.
– Elikia. » reprit Zainaba en rafermissant sa prise.

Sa façon de dire son nom paraissait aussi dure que sans appel et, pourtant, son couteau restait immobile. Elle voulait parvenir à son consentement.

« Les intentions sont négligeables. Elles restent prisonnières d'un esprit et, une fois qu'on en parle, ne prennent souvent qu'une forme tout juste bonne à flatter l'ego. On n'aura aucune assurance de ce qu'elles sont ou ont été : ce sont des fantômes. Elles n'ont aucune réalité. Les actes, en revanche, ont des conséquences. Ne t'a-t-il donc pas assez fait de mal ? »

Il ne souhaitait pas y penser. Il frissonnait, simplement, perclus tout entier de douleur, la tête creuse comme une coquille de noix percée par des vers. Sa tête dodelina. Il souffla du bout des lèvres, rongé, lui aussi, d'une acidité fatale.

« … si, murmura-t-il.
– Alors finissons-en, d'accord... ?
– Oui. »

Abasourdi par sa propre décision, il ne détourna pas son regard quand Zainaba incisa le cuir chevelu de Saltwater, d'un coup sec de sa lame brillante, et écorcha méthodiquement son crâne pour le dépouiller, dans une émeute de pleurs et de hurlements, de cet attribut qui l'avait charmée autrefois et qui faisait la fierté de cet homme.

Elle n'emporta avec elle que son scalp, abandonnant sa dépouille frémissante aux charognards. D'Asag aussi, il ne restait plus que quelques membres épars et les échos incertains de son râle, alors que quelque part, un de ses héritiers devait doucement lui insuffler la force de se recomposer. Ils ne s'attardèrent pas pour le constater et laissèrent derrière eux le vent âpre du désert dessécher les carcasses de Saltwater et de ses compagnons, tandis qu'ils s'éloignaient dans l'épaisseur d'une nuit noire et sans parole.

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Elikia devint taciturne, dans les mois qui suivirent le massacre. Tout l'ulcérait.
D'abord, il y avait le comportement hideux de ses congénères et surtout des gangs, dont les organisations serviles, ployant l'échine devant les puissants maîtres de ce monde, imitaient ensuite piteusement leurs tyrans et piétinaient les plus démunis pour se gargariser de leur force trembleuse et de leur prestige de pacotille. Tous autant qu'ils étaient, chevauchant leurs énormes machines pour oublier la petitesse de leur condition, ne formaient qu'un tas de pusillanimes vaniteux qui pleuraient sans cesse sur leur amour-propre et leur statut ; un ramassis de roquets qui s'aboient inutilement les uns sur les autres en se disputant un morceau d'os. Il n'y avait que la frustration de ne plus commander en monarques absolus sur cet univers qui les faisait vivre.
Quant aux Asheru eux-mêmes, ces hypocrites boursouflés de certitudes, ô, si incomparables à l'espèce humaine, ils partageaient pourtant avec leurs souffre-douleur le goût de ne pas se soucier des retombées de leurs décisions ou de leurs conflits sur des races qu'ils jugeaient négligeables, asservissant les uns, dévorant les autres à l'envi. Le prix de leur arrogance se payait trop cher depuis bien trop longtemps.

Eli ne souhaitait plus être négligeable. Il lui fallait plus. Il rêvait d'une société d'amis sincères, de secrets, d'influence, d'action, de succès, de beaux habits et de bains parfumés. Il voulait oublier la faim qui le taraudait encore trop souvent, la crasse, le meurtre, le mépris et l'invisibilité, la maltraitance – la nécessité cruelle qui donnait à la liberté un goût de rêve trop lointain.

Il gardait également rancune à sa mère de la tuerie qu'ils avaient dû perpétrer cette nuit-là, au camp de Saltwater. Il en avait honte à certaines heures mais pendant un moment, il ne pouvait plus la regarder sans être au moins effleuré par l'idée qu'elle l'avait poignardé dans le dos alors qu'il n'attendait que leur départ, dans ce camion, et qu'elle avait préféré sa vengeance à leur sécurité ou leur liberté. Il refusait de lui parler de ce que lui avait coûté sa propre évasion et l'acquisition de ce véhicule, avec lequel ils auraient pu se sauver simplement et sans dommage, ou presque. Il lui en voulait enfin et par dessus tout de l'avoir forcé à descendre deux types alors que rien n'aurait dû l'exiger, puis de l'avoir rendu pour moitié responsable du sauvage assassinat de son père.
Toutes ces fautes étaient insupportables à endosser, absurdes à se pardonner, et profondément rétives à l'oubli. Il se sentait souillé, de la chair jusqu'au cœur, et quand il ne se trouvait pas en fureur ou au bord de la crise de nerfs, il était trop accablé pour penser à quoi que ce soit.

Il avait pris la décision de s'éloigner d'elle pour un temps et s'était réfugié chez Mudû, avec ses sautes d'humeur massacrantes, ses distances et ses vides ; parfois nerveux, excessivement actif, turbulent comme le ciel bas d'une nuit d'orage, ou errant d'autres fois dans un gouffre sans fond d'angoisses et d'absences. Il mit longtemps à évoquer avec le dragon l'origine de ce mal-être généralisé, mais il trouvait dans sa patience, son quotidien tranquille, mais passionné, et dans la sincérité de son affection une source infinie de réconfort.
Et dans son Musée, encouragé par les voix de papier des écrivains, des scientifiques et des penseurs, il commença à bâtir son château d'utopies. Car la colère peut façonner parfois de grandes espérances, en armant le bâtisseur de la force et de la volonté d'agir. Fatigué de fuir, avide de construire, il se fit donc architecte et il s'imagina des plans et des idéaux dont les fondations consistaient en réseaux inextricables de calculs, d'intrigues et de manipulations, de procédés dissimulés, bas et prosaïques. Son observation pointue du réel ne lui épargnait rien des efforts et peut-être des indignités qu'il devrait encourir, mais il était affamé de réussite et assez déterminé pour ne pas s'embarrasser de timidité ou de répulsion.
Ses lectures se sophistiquaient rapidement et pendant qu'il passait de longues heures plongé dans des traités poussiéreux de droit, d'économie, d'architecture ou de philosophie, ses rêvasseries de môme devenaient de fermes ambitions. Le monde ou la société idéale qu'il convoitait en dévorant ses romans et ses pièces de théâtre pourrait peut-être devenir l'œuvre d'une intelligence active, après tout – et cette intelligence pourrait être la sienne.

Une fois qu'il eut noirci des pages et des pages de notes qu'il reliait lui-même pour former ses premiers cahiers de lecture, il estima que ses recherches suffisaient au moins au lancement de ses projets. Sa retraite auprès de Mudû avait été duré, de toute façon : il lui fallait désormais plier bagage et décider de son destin à Umma.
Ainsi, à l'âge de quatorze ans, Elikia escompta grimper les premières marches d'une curieuse ascension sociale au Moonrakers Club, où il convint avec Madame Perle de travailler à temps plein comme chanteur, musicien et danseur. La compagnie l’accueillit avec l’émotion d’une famille qui retrouve son enfant prodigue – ou du fermier qui remet la main sur sa poule aux œufs d’or – mais il devait bien admettre qu'il retrouvait lui-même le bar concert enfumé et ses mélodies vaporeuses, ses dysharmonies cosmiques, avec un doux sentiment de nostalgie.

C'était un endroit unique le Moonrakers Club : Perle prétendait que la partie principale de l'établissement, juchée sur des conteneurs aménagés et la coque d'une péniche, où l'on trouvait des loges, des remises de costumes et d'accessoires, une cave et une distillerie, n'était rien de moins qu'un débris spatial, un vaisseau expulsé de son orbite pendant l'invasion asheru. Elikia ne la contredisait pas car il y avait indéniablement du charme à se donner en spectacle sur une scène logée dans le cockpit d'un navire astral, mais il jugeait, à son état de conservation, que le bar avait plus probablement été une pièce d'exposition ou une vieille reproduction issue d'un parc d'attraction. Un aileron étonnamment intact, dressé vers le ciel, d'anciens réacteurs et quelques bandes de peinture rouge écaillée subsistaient  en effet par miracle, recouverts de graffitis stellaires, fantasmagoriques, presque hallucinatoires. Les clients accédaient par un réseau de passerelles à l'entrée principale, une ouverture pratiquée dans une cheminée à paquebot qui rattachait tous ces éléments hétéroclites. Passée la vigilance inflexible du videur, des escaliers les conduisaient jusqu'au bar, ou, au prix de quelques efforts supplémentaires, au bureau de la patronne et enfin au toit de l'établissement où pouvaient se tenir des concerts nocturnes.

Elikia reconquit ses anciens admirateurs dans cette atmosphère à la fois vertigineuse et féérique, dansant sous les rebonds et jeux de lumières, entre les miroirs et les kaléidoscopes de vitraux colorés et de bouteilles cassées. Il s'en gagna d'autres. Mais le petit oiseau insouciant et charmeur d’autrefois ne se contentait plus de venir bequeter avec complaisance dans la main de son public tout ébaubi d'émerveillement, il lui fallait plus.
Peu à peu, il remarqua les regards plus spécifiquement intéressés de la clientèle si diversifiée du Moonrakers Club – des vieux marchands dont il connaissait l'influence, des propriétaires de stations services, des soldats entraînés de la milice, des amis d'amis des Princes, des Asherus puissants.
On le courtisa.
Il choisit de s’en accommoder.
Puis d’en profiter.
Il riait charmeusement aux plaisanteries douteuses, inclinait la tête d’un air d’innocence quand on lui susurrait des mots doux, et écoutait très attentivement les petits secrets qu’on gémit d’une voix distraite, sur l’oreiller. C'était une bonne oreille, Eli. Un garçon doux et prévenant, un trésor d'exotisme sexuel, un fascinant fantasme, ni tout à fait homme, ni tout à fait femme, un merveilleux amant en somme ; mais chaque confidence qu’il recueillait ou dénichait dans une chambre où il feignait de se prélasser encore était une connaissance qui saurait lui servir.
Il prit l'habitude de tenir un registre de ses partenaires, avec leurs noms, des détails intimes de leur vie privée et même des commentaires parfois assez crus sur leurs performances.

Bientôt, il convint de se faire entretenir par ses amants les plus nantis qui le comblèrent de présents au moindre de ses soupirs. Il fut invité à de grandes fêtes, vêtu comme un prince, où il jouait de la harpe et de la guitare, dansait en accompagnant ses pas du claquement de percussions ou chantait et plaisantait subtilement avec toute sorte de créatures.
De fil en aiguille, ses petits carnets de notes, recueils anonymes de réflexions, d'observations, de plans, de comptes, de noms, d'adresses, de secrets, s'étoffaient avec une minutie calculatrice.

Le temps passant, toutefois, il se fatiguait de ce masque d'acteur caméléonesque qu'il avait revêtu au détour de ses circonvolutions sociales. Cela avait souvent l'aspect d'un jeu et il est vrai qu'il tirait un plaisir subtil de ses manigances mais parfois, s'il avait assez de patience pour mener ses plans à terme, le voile affriolant qui parait ses comédies et ses courbettes ne suffisait plus à dissimuler leur exécrable nudité : le tissage laborieux de son influence à Umma n'était en réalité qu'une suite de servitudes dont il devait tirer avantage.
Malgré la colère et l'amertume qui couvaient comme un orage aux déchaînements imprévisibles dans son cœur, il aspirait à retrouver celui qu'il était et dont il était si fier et content autrefois. Il lui coûta beaucoup d'efforts de réapprendre la sincérité dans la douceur, le naturel de ses attentions, la joie de l'empathie, et il ne retrouva jamais entièrement la franche facilité des sentiments de son enfance. Mais leurs chemins redevenaient peu à peu praticables et il se sentait à nouveau quelqu'un de bien.

Il revoyait sa mère et acceptait de laisser leurs rapports s'apaiser, puis la confiance refaire son nid. Il laissait lentement filtrer auprès de Mudû quelques détails de ses mois de séquestration dans le convoi de son père. Mais il se mortifiait surtout d'être un fort mauvais sujet d'étude pour son professeur qui aurait souhaité observer chez lui la fin de la croissance d'un être humain et son passage à l'âge adulte. Sa puberté à lui était tardive, aveugle, inconfortable. C'était tout comme si rien, ou presque, ne se produisait : aucune menstruation, naturellement, car ses organes étaient de toute façon voués à être stériles, aucune poitrine naissante, une pilosité timide et à tout point de vue féminine, une mue pareillement discrète qu'il tentait par divers moyens de provoquer en assombrissant son timbre. Il communiquait sa frustration à demi-mot à Mudû, entre deux explications sur ce qui devait être en temps normal et ce qui n'était qu'obscure variation dans son cas. Il y avait quelque chose d'étrangement libérateur de le composer en mots à un dragon qui n'était ni prompt à voir en lui un objet de révulsion ou un fétiche érotique. Exprimer sans crainte ce qu'il était lui insufflait assez d'assurance pour se reconnaître, puis s'accepter et s'aimer.

En même temps, à Umma, s'il se construisait méticuleusement un cercle de relations intéressées, il nouait de véritables amitiés avec un nouvel enthousiasme, éclatant, joueur, rayonnant – tendre et compatissant. Ses intimes, partenaires, colocataires, amants étaient d'extraction diverse et, s'ils appréciaient le musicien, l'intellectuel ou le garçon passionné qu'il représentait pour eux, bientôt, finirent de rire gentiment de la flamme qui animait son regard, et laissèrent tranquillement ses lubies les convaincre.


Et cependant, il demeurait musicien, plus fièrement et avec plus d'engouement que toute autre chose. Son système d'écriture s'affinait et se complexifiait, à la cadence de ses explorations à travers les vastes et diverses contrées des rythmes, des durées, des timbres et des hauteurs. Au Moonrakers Club, si sa voix, d'abord, lui valait la fascination du public, son imagination musicale alliée à celle de sa bande, composée d'artistes de la maison, électrisait les foules. Ils s'étaient composé une image provocante et outrancière, appuyée d'une attitude malicieuse et d'un ton irrévérencieux, mais aussi un style à part – ambitieux au-delà du raisonnable – qui souhaitait faire entendre des sons moitié terrestres, moitié extra-terrestres, organiques et charnels, uniques, encore inconnus. Leurs performances aspiraient au spectaculaire et au symphonique. Tandis que le succès leur octroyait toujours plus de moyens, ils réalisaient de véritables événements théâtraux, excessifs, athlétiques, où les chœurs s'associaient à une instrumentation musclée et à des hymnes portés par Elikia qui invitait le public à la communion, brûlant et se consumant chaque soir comme une étoile.
Leurs expérimentations étaient libres et les menaient où bon leur semblait, tout juste aidées par quelques bons hasards. Leurs chansons elles-mêmes évoquaient des mondes inconnus, des royaumes oniriques, où se déroulaient des histoires étranges et poétiques, de grandes épopées et des balades, des méditations fabuleuses que le chanteur contait de sa voix de sirène. Les rebonds ingénieux de leurs guitares étaient puissants, leurs accords complexes, leurs notes aigues, longues et vibrantes, cuivrées et tortueuses – ils obtenaient ces sons improbables en replaçant leurs tables d'harmonie en bois, parfois, par des résonateurs en métal. Elles étaient accompagnées des vibrations basses du didgeridoo qui bourdonnait et stridulait comme un insecte et soutenait la mélodie de claquements percussifs énergiques. Une batterie ou des lamellophones garnis de capsules de bouteille redoublaient souvent cette intense cascade rythmique, sur laquelle voguaient audacieusement la mélodie des guitares, des flûtes, de la harpe et des cuivres, ainsi que la voix d'Eli.
Ils savaient rendre leur musique spontanée, rapide, brute, propre aux danses les plus fiévreuses ; mais aussi floue, vaporeuse, murmurée, hypnotique, pénétrante ; agressive, instable et dissonante ; complexe, enfin, et extraordinairement technique.

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Quand Elikia eut seize ans, son succès et ses manœuvres lui acquirent sa première victoire. Dans la Basse Ville d'Umma, la canaille s'était organisée, profitant d'être livrée à elle-même, tandis que Bêl portait son attention ailleurs, et certains quartiers étaient tombés aux mains de pègres de plus ou moins d'importance. Elikia n'avait bien sûr pas négligé d'y établir des liens et même d'y placer ses pions : depuis quelques temps, il avait monté une fructueuse affaire avec quelques amis et un groupe de petits espions qu'il payait généreusement. D'une part, il faisait épier les voleurs de la ville et récupérait le fruit de leurs larcins ; d'autre part, moyennant rémunération, il proposait aux victimes de ces vols les plus aisées de retrouver leurs biens. Il y eut des situations cocasses où il revendit les marchandises aux brigands qui se les étaient accaparées, à défaut d'en trouver le légitime propriétaire.
Quoi qu'il en soit, Elikia avait réuni assez d'informations pour faire chanter le patron de la bande des Mad Batters, Maverick Quatre Doigts, un amant de convenance peu partageur qui avait tenté, quelques mois plus tôt, de lui loger une balle dans la tête. Ce n'était pas passé loin. Il le paya en devant céder un quartier de son territoire à Elikia, en échange de son silence sur les activités des Mad Batters dans la Haute Ville, et sur l'emplacement de sa planque.


Au milieu de ce triste petit bidonville qu'il avait conquis à sa façon, le garçon dirigea son attention vers une ancienne tour de contrôle délabrée, dont les épais murs de pierre devaient abriter autrefois des bureaux et aujourd'hui offrir un confort incomparable quand dehors la chaleur était suffocante. Le goût de la victoire aux lèvres et le cœur en fête, il nomma l'endroit « l'Observatoire », décida d'y fixer ses pénates et y invita ses amis, les plus prospères et les plus modestes. Ils festoyèrent pendant des jours dans un ballet bariolé – et depuis lors, jamais cette étrange maison ne put tout à fait retrouver de parfaite tranquillité.
Bien entendu, ce n'était pas pour lui déplaire à Elikia. Enfin, les premières constructions dont il avait tracé les plans voyaient le jour. Une société de bric et de broc se rassemblait à l'Observatoire, les relations des uns coopérant avec les relations des autres, et s'organisait selon la vision des Architectes, proches intimes d'Elikia qui s'étaient voulu au même titre que lui artisans d'une Cité dans la Cité.

Une rare forme d'économie y fut établie : on accueillait volontiers des habitants ou des invités de passage en échange d'une participation active à la vie de la communauté, laquelle pouvait consister dans l'entretien des ressources, de la réserve de biens, de vivres et d'eau, comme dans des travaux incessants destinés à rendre la tour vivable et confortable. Des agrandissements, parfois nécessaires, parfois capricieux, étaient envisagés à l'Observatoire se garnissait de balcons, de terrasses et d'extensions sauvages dont Elikia supervisait méticuleusement la construction, de crainte qu'un jour tout ce bel assemblage ne finisse par s'effondrer.
Quant à lui, il avait réuni assez d'amis de bonne volonté pour œuvrer à la constitution d'une bibliothèque, puis d'une autre fabrique de papier, nécessaire au commerce de cartes d'Irkalla et à la copie de livres en trop mauvais état, et enfin à la naissance d'un jardin où il désirait faire pousser de quoi nourrir ou soigner leur petite population. Une citerne d'eau non-potable, mais grossièrement filtrée, devait pourvoir à cet effet. Le soin des plantes, qu'il avait laissé trop longtemps derrière lui, ranima une joie simple dans le fond de son être et invita sa petite troupe de cultivateurs à déployer une ingéniosité essentielle pour ménager la frugalité de leurs ressources. Accrochés à des échelles et grillages, des récipients en terre et des bouteilles en plastique nourrissaient d'un terreau noir des boutures de théier, des faisceaux d'aromatiques et de simples, des gerbes d'orties et de plantes fibreuses ou les pousses les plus timides des aloe vera. Un rigoureux circuit de tuyaux les attachait les uns aux autres pour ne gâcher aucune goutte de la précieuse eau. Un système d'irrigation arrosait avec soin de longues jardinières en bois, sur le sol, où s'épanouissaient de petits arbustes tels que le henné aux grappes blanches et parfumées, l'orge barbu, divers légumes, un ricin aux fleurs sanguines ou de pimpants boronias. Ils avaient associé ces plantes en écosystèmes, au prix d'observations répétées des cycles naturels et des lectures assidues d'Elikia. Au fond du Jardin, enfin, cerné par un grillage préoccupant, croissait froidement un carré toxique dans lequel seul le jeune homme se frayait un chemin et dont il savait seul le secret et l'utilité.

Quand il en trouvait le temps, il aimait sincèrement se faire jardinier, contemplatif et actif, hédoniste mais laborieux, sachant dispenser sa peine et son plaisir. Mais le royaume des plantes recelait de la duplicité, luxuriant, tentateur et parfois – souvent – imprégné d'un poison secret. Il ne reniait aucun de ces pouvoirs et ce n'était pas uniquement par fascination qu'il entretenait des belladones. Son réseau d'espions, à présent basé à l'Observatoire, s'était égrené à travers la ville, avait éclos en silence, grandi goulument, dans l'ombre, et s'infiltrait partout comme le lierre, discret et tenace, qui s'enracine dans les moindres interstices des plus forts édifices. Elikia était bien sûr un Architecte comme un autre, à l'Observatoire, mais il n'y avait qu'un Maître des Chuchoteurs vers qui toutes sortes d'informations graves ou compromettantes convergeaient. Et c'était à cette tâche qu'il s'occupait prioritairement pour la communauté. Il donnait une instruction aux Chuchoteurs qui en savaient assez pour lire, écrire, compter, et parler le warlpiri quand la situation exigeait qu'un mot ne tombe pas dans la mauvaise oreille. Ils étaient partout dans la Ville Basse et au fil des années, ils s'insinuaient peu à peu dans la Ville Haute – serviteurs ou même esclaves, marchands, enfants des rues, mendiants, prostitués, artistes, jusqu'à de rares individus prisés et assez influents de la société d'Umma.

Avec le temps, certains désagréments vinrent toutefois entacher ce tableau d'utopie, et il fallut faire le choix d'engager quelques Cerbères pour défendre l'Observatoire de façon plus musclée : à ces fins, Elikia ou les Chuchoteurs fréquentaient parfois la Fosse pour y proposer des contrats à des marginaux ou un achat à un propriétaire de gladiateurs. Quand ils ne préféraient pas leurs valeurs individualistes à l'excentricité de ce nouveau foyer, les mercenaires et les esclaves affranchis devenaient des membres de la communauté à part entière.
Et si la nécessité d'employer des gardes et des escortes armées avait d'abord procédé d'échecs et de déboires malencontreux, elle ouvrit néanmoins d'autres horizons aux Architectes qui considérèrent les bidonvilles au pied de l'Observatoire et pensèrent à l'expansion de leur société, désormais qu'ils comptaient assez de bras pour défendre le quartier.

L'opportunité d'habiter une demeure sûre et d'être assimilés à l'univers prospère de l'Observatoire, plutôt que de vivre encore tristement dans son ombre, convainquit sans mal leurs voisins de céder pour un temps leurs taudis. Bien entendu, la proposition des Architectes avait recueilli l'aval des occupants de la tour, qu'une sorte de fièvre utopiste étreignait devant le succès de leur collectivité, mais la surpopulation des lieux pendant la reconstruction du quartier occasionna des tensions. Il y eut des conflits, il y eut des départs, mais Elikia et ses compagnons persistèrent et s'obstinèrent jusqu'à ce qu'une seconde tour, plus hétéroclite encore que la première, mais robuste, ne voie le jour et ne s'attache par un réseau de passerelles à l'Observatoire.

Comme dans la conquête, la victoire exalta ceux qu'on appelait à présent les Bâtisseurs et ils devinrent inarrêtables. Elikia observait avec une allégresse folle son rêve prendre corps. Ce n'était pas loin d'un jardin, là non plus, qui fleurissait à force de travail et de patience : une architecture belle et complexe poussait et s'épanouissait sur un quartier, puis deux, dans un agencement mystérieusement organisé de nouvelles bâtisses de terre crue, de vestiges de bâtiments en béton, et de diverses carcasses de véhicules – anciennes rames de métro, autocars scolaires ou wagons de train. Ceux qui vivaient là indéfiniment, ainsi que ceux qui étaient de passage le temps d'une saison repeignaient leurs constructions de couleurs vives et de vastes fresques dessinées. On retrouvait ici la liberté de s'exprimer et le goût de le faire.

Tout comme ses habitants, les structures de ce château immense étaient vivantes. Certaines se mouvaient perpétuellement grâce à un système de poulies qui déplaçait, selon les besoins, les édifices les plus légers et transformait chaque jour ce paysage labyrinthique et ses rues détournées. De façon générale, d'ailleurs, elles évoluaient au gré de l'inspiration des habitants parce qu'Elikia leur avait donné la liberté de façonner cet espace collectif comme il leur plaisait, à la condition d'obtenir le consentement des individus que leurs choix concernaient. Les Architectes n'avaient, de toute façon, plus qu'un rôle de médiateurs quand des querelles éclataient et devaient soumettre leurs propositions à l'ensemble de la communauté avant de les engager tous dans une voie ou une autre.

Il n'y avait guère de contrainte. Bien plutôt, il appartenait aux Bâtisseurs de décider comment contribuer et ce qu'ils entendaient donner à la communauté, en respectant une poignée de principes absolus : l'inclusion solidaire, la coopération et l'effort, le consentement dans des relations toujours égalitaires, l'abandon de l'économie de troc, valable en dehors de leurs quartiers, mais remplacée chez eux par une mise en commun des ressources et une pratique du don désintéressé. Le vol, l'agression, le meurtre ou la « passivité » étaient jugés par les Architectes et aboutissaient, s'ils étaient avérés, à l'ostracisme temporaire ou définitif du coupable – sentence exécutée par les Cerbères.


Ainsi, en neuf ans, la Cour des Miracles s'était arrachée au sol et flattait désormais crâneusement les astres. Dans la Ville Basse, on conseillait à qui était en quête d'une aide quelconque, d'hospitalité ou d'informations de se faufiler dans une certaine galerie d'Umma, afin d'accéder à une cour étroite, cernée de bâtiments imposants. Là, au cœur de la Cité dans la Cité, où personne ne venait par hasard, on répondrait aux appels des plus démunis et des plus puissants.

La Cour des Miracles, en effet, surtout en la personne du Maître-Espion et des Chuchoteurs, faisait commerce de toute sorte de renseignements utiles – tant que l'échange était dans leur intérêt. Après tout, la société édenique des Bâtisseurs ne s'était pas fondée sur des nuées et, pour se perpétuer, elle reposait en bonne partie sur les manigances des espions et les relations diplomatiques aussi bien avec les humains qu'avec certains Asheru. Elikia assurait essentiellement cette tâche et développait également son réseau au-delà des murs d'Umma, par le biais des premiers Arpenteurs : une poignée d'aventuriers, de colporteurs et de Récupérateurs, qui scrutaient les mouvements géopolitiques à travers les Terres Déchirées et glânaient des informations qu'on achetait à prix d'or à la Cour des Miracles. Certains d'entre eux se spécialisaient dans la recherche d'objets et de ressources dont les Architectes faisaient la commande et qu'ils leur délivraient régulièrement.
Zainaba elle-même, qui regardait l'entreprise de son fils avec une fierté invincible, était assez naturellement devenue Arpenteuse et offrait un pied-à-terre à ses homologues qu'elle jugeait dignes de confiance dans les deux refuges qui restaient les siens et ceux de son fils : le Port des Pluies, dans les Dunes Silencieuses, et le Pays de Nulle Part au Nord-Est d'Irkalla. Elikia, quant à lui, avait depuis longtemps fait table rase de ses ressentiments à son égard. Il la consultait souvent en priorité quand ses pas se faisaient mal-assurés et suivait les conseils de cette femme brillante avec le plus scrupuleux des respects.

Il avait bien tenté de se tourner vers Mudû pour résoudre certains problèmes, mais le dragon s'intéressait plus aux affaires techniques, aux inventions de son protégé dans le domaine de l'ingénierie, qu'aux conceptions et aux innovations sociales dont il tentait de lui parler de temps à autre. C'est pourquoi certains détails de son organisation, notamment ses activités d'espionnage, restaient omis avec une gêne d'autant plus pesante pour Eli qu'une bonne part de ses plans, lui semblait-il, ne remporterait pas l'approbation de son professeur et ami. Il concevait en effet un intérêt extrêmement piquant pour la nature des Asheru, leur éventuel talon d'Achille, et par conséquent pour des stratégies aptes à abattre leur despotisme, ainsi que pour l'histoire tardive de l'Âge d'Or et la redoutable science humaine qui avait causé, d'après ses lectures, des guerres de technolâtres. Il pensait qu'un jour, peut-être, ses recherches et celles de ses Chuchoteurs et de ses Arpenteurs mèneraient à une découverte révolutionnaire, mais comment savoir si un Asheru tel que Mudû – qui certes, l'aimait sincèrement et l'estimait – accepterait de parler à égalité avec le reste de l'humanité ?
En attendant, il lui rendait tout de même visite régulièrement, au gré de ses propres périples, et fit connaissance de son héritière, Issâr, peu de temps après sa venue au monde. Si la jeune créature lui inspirait beaucoup de tendresse et de complicité, Elikia n'était pas dupe : Mudû n'avait jamais ressenti le besoin de se scinder auparavant, il tramait donc lui aussi un dessein secret. Ce qu'il observait de leurs relations et de leurs distances, de la crainte mêlée de respect de l'infante et de la fébrilité protectrice de son géniteur, confirmait son idée et lui causait beaucoup d'inquiétudes. Serait-ce l'amertume séculaire du dragon qui avait trouvé une opportunité de se résoudre une fois pour toutes, et s'il le fallait dans le feu et le sang... ? Mais pourquoi maintenant ?
S'il était aisé de deviner que sa querelle avec Malakai était à l'origine de ses nouveaux mystères et de ses revirements inexpliqués, Elikia ne pouvait s'empêcher d'y voir un rapport de mauvais augure avec la venue d'émissaires de Lagash à Umma, que ses Chuchoteurs avaient constatée ces dernières années. Mais ce n'était encore que pures spéculations. Il était inenvisageable de ne pas penser, tôt ou tard, à confronter Mudû et à apprendre la vérité.

Songeur et préoccupé, il remontait à bord de sa vieille Hirondelle et devait bien, cependant, retourner à ses propres affaires. Il poursuivait parfois ses pérégrinations à la rencontre de ses Arpenteurs ou de groupes humains avec qui il traitait au nom de sa communauté et, par deux fois, déjà, il était redescendu discrètement à Lagash pour prendre contact avec les Fils et Filles des Hommes. Mais ses expérimentations au Moonrakers Club et à la Cour des Miracles le rappelaient souvent sans trop tarder au Perchoir. Dans la Ville Basse, ceux qui le connaissaient de réputation le disaient un peu sorcier, sans parvenir à s'expliquer ses excentricités, l'étendue très inhabituelle de ses connaissances, ses parlers warlpiri ou sumériens, ou le nombre de secrets et de détails qui tombaient en sa possession. On racontait même qu'il s'était acquis les noms véritables de quelques Asheru dont il s'était fait des amis intimes. Il s'amusait beaucoup de cette aura imprécise et inquiétante et s'en servait à l'occasion, avec un petit sourire de sphinx.

En vérité, toujours affamé, toujours insatisfait, il attendait encore son heure, conseiller des uns, confident des autres, savant et chercheur au service de beaucoup. Il portait son regard sur les rues misérables qui environnaient la grande demeure des Bâtisseurs et il avançait ses pions. S’il avait conscience des embûches, il n’y avait pas grand-chose au monde qui saurait forcer Elikia à renoncer. Il y avait du travail à abattre et des millions de choses à faire, à dire, à écouter et à apprendre. Tout était encore nouveau pour lui et il était neuf pour ce monde ; prêt à chanter, rêver, rire, passer, être libre, avoir l'œil qui regarde bien et la voix qui vibre ; ne pas monter si haut, peut-être, mais avoir la grâce, même un instant, de croire qu'il pourrait décrocher la Lune.


Dernière édition par Elikia le Ven 5 Juin - 14:51, édité 58 fois
Elikia
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Asheru
Bienvenue officiellement ici, et bonne rédaction de fiche ! N'hésite pas si tu as la moindre question à passer par MP ou même à venir sur le discord, on aime bien accueillir les nouveaux ! bongocat
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Humains
Merci, Phenex, je m'en fais une joie ! Sad
Elikia
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Namaru
Pas encore lu la fiche, mais je mets ma pierre à l'édifice, bienvenu !
Perséphone
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Age : +- 30 physiquement/ +- 300 réellement (à arreter de compter depuis bien longtemps)
Occupation : Gére un communauté semi-nomade dans le désert
Pouvoirs : Voix de velours : peut charmer avec sa voix une créature (humain - namaru - ahseru) sous ma forme humaine.

Sous ma forme draconnique : je peux charmer une dizaine d'humain et de namaru, mais toujours qu'un seul asheru
Thème : Bourbon in your eyes by Devil Doll
Reflète assez bien le genre de voix que possède Perséphone
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Elikia
Dim 19 Avr - 22:40
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Humains
Et c'est une pierre très appréciée ! Merci Perséphone =)) !! Surprised
Elikia
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Elikia
Dim 10 Mai - 20:36
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Humains
Coucou, désolée du double post, mais ça vaut la peine parce que j'ai fini Surprised (ouii ! :fiesta: )
(S'il y a des soucis, je suis disposée à coopérer Cool )
Des bisous !
Elikia
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Dim 10 Mai - 21:46
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Asheru
FÉLICITATIONS !
Te voilà validé.e ! ♫
Bravo mon chou !
Te voilà à présent officiellement des nôtres sur le forum, en espérant que tu puisses t'y amuser, faire prospérer tes personnages et ton imaginaire ! Nous te proposons de faire le nécessaire post-inscription mais également d'aller faire un petit tour sur les fiches des autres membres et les annexes que tu aurais loupé. Si tu as des questions, tu peux m'envoyer un petit mp dans ma boîte.

Ce qu'il te reste à faire

- Recenser ton ou tes avatars sur le bottin, et tes comptes si tu as plusieurs.
- Faire ton p'tit journal de bord, avec tes liens et tes rps.
- Passer par les demandes de rp pour débuter tes aventures.
- Ouvrir ton entrevue (un système d'interview) si tu en as envie.
- Faire une demande de lieu ou d'autre chose dans les demandes diverses.
- Proposer des prédéfinis dans la zone scénarii des joueurs.
- T'inscrire sur le Discord pour t'amuser en notre compagnie !
Phenex
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Age : Antédiluvien.
Génération : 2de Génération (Vénérable par Dévoration).
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