5 ans  Il agrippe la jambe de toutes ses maigres forces, s’y accroche comme si sa survie en dépendait, comme si la disparition du membre pouvait signer la fin de toute chose. Et la jambe se déplace, l’entraîne, lui, paquet chétif mais belliqueux, sur quelques mètres de distance. Un rire retenti. Sec. Rocailleux. Et un visage se penche. A la bienveillance tannée par des années de survie dans le désert. Le sourire est dur, mais franc. Et les yeux du gamin s’écarquillent, ses traits s’illuminent du plaisir appelé par l’attention qu’on lui porte enfin. Ses prunelles de glace s’animent d’une chaleur candide alors qu’il observe l’adulte avec intensité. Plus tard, il sera comme lui. Grand. Fort. Apte à chasser, et à ramener au clan tout un tas de trésors. Mais pour l’heure, la poigne de ses menottes se décompose. L’adulte s’éloigne, inconscient de la vocation naissante et le gosse retourne à ses jeux d’enfant, faits de batailles factices aux butins fictifs. Plus tard, il sera récupérateur !

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16 ans Les signes s’enchaînent, fluctuent dans la clarté laiteuse du jour qui se lève, annonciatrice de la fournaise à venir. Il écoute, attentif, le bas du visage masqué par une vieille écharpe, suit des yeux les mains qui s’agitent, tente de comprendre la conversation, de se faire à ce dialecte inhabituel. C’est un clan d’adoption. Qui ne remplace pas sa famille disparue, mais lui permet de survivre. D’appréhender une suite, en attendant mieux. Puisque seul le mieux peut advenir, lorsqu’on a déjà connu le pire. Du moins le pense-t-il alors, du haut d’une crédulité pas tout à fait morte encore. Il plisse les paupières. Contemple le campement, étalé sommairement. Empli de sons, de vie, d’agitation. Ils vont bientôt partir. Changer de zone. Et il se prend à aimer celle-ci. Ce coin qui, en quelques jours à peine, lui est devenu familier. A regretter de devoir subitement la quitter. Pourtant, il a l’habitude. Des trajets incessants, des pauses trop courtes, des recherches insatiables pour le prochain abri qui pourra les accueillir. La lutte constante. Contre la chaleur. Pour un point d’eau. Pour un peu d’essence. Pour éviter, aussi, ces groupes qui veulent les dépouiller. Les véhicules sont gourmands. Et essentiels. Alors, il faut les nourrir, comme ces âmes qui forment le groupe, chacune avec son utilité, son rôle à jouer.

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19 ans La nuit tarde et la chaleur s'étire, paresseuse, donne à chaque inspiration des allures de lutte. La sueur couvre les corps, le sable, à perte de vue, épuise, par sa simple existence. Des jours qu'ils avancent, portés par les crachats de moteurs poussifs qu'il faudra bientôt réviser, que les rares armes s'engorgent de ne pas servir, et que les cœurs s’abîment de ne rien faire d'autre qu'évoluer sans trêve dans cette zone trop vierge, trompeuse. Ils ne sont qu'une quinzaine, livrés au vent dont les rugissements paraissent amplifiés par les dunes sommaires qui s'érigent en conquérantes, seules aptes à régner sur cet univers de rien. Le premier hurlement écarquille les paupières et sur toutes les lèvres, amène la même question : est-ce une hallucination ? Un second le rejoint bientôt, et toute la compagnie se met en position défensive dans un grand bouleversement, encercle véhicules et provisions en attendant l'attaque. Les gueules des armes se lèvent, prêtes à l'escarmouche, quand un vrombissement guttural s'annonce, semblant venir des profondeurs même du désert. Il s'élève, ce grondement qu'on dirait animal, qui n'appartient pourtant qu'à une machine qui vers la petite procession s'avance, vomissant sur son passage des torrents de fumée, creusant sous ses pneus colossaux des plaies éphémères que le vent s'empresse de combler. Le groupe s'affole devant la vision, les moyens se perdent, et les êtres, confus, cherchent la fuite, abandonnent leur position devant l'étalage d'une puissance qu'il se savent incapables d'égaler. Esclavagistes !! Le cri d'alarme retentit, passe de l'un à l'autre comme un frémissement, comme la bise ridant les vagues, et ils s'empressent, tous, de déserter la zone, qui sur le dos d'une bête de somme épuisée, qui au volant d'une moto chevrotante. Bientôt, ils ne sont plus que deux, tremblants et craintifs, dont les pillards s'emparent au même titre que de leurs possessions. Ils sont poussés sans ménagements, enchaînés, puis balancés dans les grandes cages qui ornent les arrières du véhicules. Jev sent son cœur lui remonter dans la gorge, et son regard s'égare, refuse tout contact avec cet autre capturé avec lui, dont il ne connait même pas le nom.

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21 ansLa marque lui brûle la chair alors que la haine lui brûle le ventre. Traité comme moins qu'un animal, parce que ces derniers sont précieux, on lui explique son rôle, ce qui motivera désormais son existence, combler les ordres et les envies d'un maître qui s'offre tous les caprices. Et la lutte commence. Contre les humiliations. Contre les tortures. Contre les punitions. Contre tout ce qui régit l'ordre et les lois, dictés par des hommes auxquels il refuse de reconnaître la moindre supériorité. Affaibli, affamé, diminué, mais toujours rétif, il n'est plus que l'ombre de lui-même lorsque le salut se présente, sous la forme d'une autre bande, plus forte, mieux équipée. Et le miracle se produit lorsque, sous l'explosion d'un véhicule proche, l'acier malmené des cages cède, libérant leurs occupants pour les jeter dans la mêlée. Brouillard. Fragrances toxiques. Insultes et encouragements jetés dans deux dialectes différents. Dans tous les sens, vole le sable et sifflent les balles. La scène n'est qu'un vaste écran de fumée, à travers lequel s'offrent des ombres, silhouettes imprécises aux mouvements désarticulés. Jev prend la fuite, se jette à l'assaut du désert, terrible et terrifiant, mais toujours moins que ces autres qui ne goûtent la survie qu'au travers un voile de sang. Il s'éloigne de la boucherie, n'ayant pour tout bagage qu'un sac arraché au bras d'un cadavre déjà raide. Une gourde, quelques rations sèches, des feuilles de thé, de quoi tenir quelques jours, pas plus, dans cet enfer dense qui se déroule sous ses pieds.

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24 ans La faim. Incessante. Comme un foutu animal lui agrippant le bide, viscères se liquéfiant dans l’envie, dans l’abîme d’un besoin jamais vraiment comblé. Des jours qu’il crève la dalle, qu’il peine à traîner sa carcasse, que d’étranges et fiévreuses lucioles dansent devant ses yeux lorsqu’il fixe trop longtemps le même point. Visage hâve. Il avance, silhouette à la monotonie aigre, à la marche saccadée et mal assurée. Jusqu’à ce qu’il la sente. Dans l’air. Une odeur de fumée. Elle pique la gorge. Les yeux. S’accroche aux muqueuses pour les faire saigner. Guide intangible qui ne dévoile pas ses desseins, et qu’il suit, sans même y penser. La source se rapproche, et bientôt se dessine devant son regard boréal les reliefs d’une tuerie récente. Campement éventré. Cadavres gonflés, exposés dans leur malheureuse indécence. Et, dans son esprit, quelque chose s'éveille, appelé par la vision. Un long frisson le traverse. Anxiété. Anticipation. Il faut qu'il mange, quitte à se repaître de ces reliefs humains qui portent sans doute en eux une mort bien plus terrible encore que celle qu'ils ont connue. Il hésite. S'approche, circonspect. Le vent ne lui apporte d'autres effluves que cette fumée tenace qui lui colle aux poumons. Il tousse, crache. Se penche sur un visage duquel s'écoule encore un peu de sang. Du bout des doigts, poussé par cette chose irrépressible qui gronde en lui, il cueille la trace écarlate, la porte à ses lèvres, y donne un coup de langue furtif. Et se retrouve subitement à quatre pattes, la bouche emplie de chair, le menton barbouillé de rouge, un feulement au fond de la gorge. Sauvage. Un reflet rougeâtre au fond des yeux.

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26 ans Il les traque depuis des heures, ces humains à l'odeur appétissante, aux traces si visibles, tentatrices. Des armes de fortune, qui ne peuvent rien contre sa furie. Il taille. Tranche. Déchiquette. Éviscère. Forme noire et imprécise aux crocs trempés de flammes. Se repaît de ce sang qui jaillit, tiède et vivifiant. De cette chair interdite mais si savoureuse. S’étale, lorsqu’il a terminé, dans les reliefs de son orgie, corps chaud, brûlant parmi les cadavres. Puis la bête le déserte. Et il se réveille en hurlant, orphelin de cette sauvagerie qui ne lui appartient pas, couvert des vestiges de son monstrueux festin. Lorsqu'il rouvre les yeux, abattu, hébété, le ventre plein mais l'esprit vide, ses iris ont troqué leur bleu naturel pour une rougeur sanglante.

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26 ans Démarre. Démarre. Il s'énerve. Râle. Bourre de coups de pied impuissants l'avant du véhicule qui semble ignorer ses ordres. La colère monte. Monte. Puis explose. Dans une gerbe d'étincelles, ses paumes embrasent violemment la carcasse de la voiture, soufflent au visage de Jev une incandescence furieuse. Ahuri, il recule, observe bêtement ses mains dévorées par les flammes, puis le van qui agonise, grignoté par l'incendie qu'il vient d'y inviter. "Qu'est-ce que..." marmonne-t-il, cherchant vainement dans sa chair une douleur normale et rassurante qu'il ne trouve pas. Un ricanement résonne aux confins de son esprit. Et la réponse s'annonce, portée par une voix désincarnée aux intonations moqueuses. Un mot. Un seul. Comme une évidence. Une fatalité. Namaru.